
Mille milliards de dollars, tel est, selon l’OCDE, le montant des dépenses annuelles de ses Etats membres en faveur de l’enseignement. Un tel « marché » est activement convoité. Quatre millions d’enseignants, 80 millions d’élèves et étudiants, 320 000 établissements scolaires (dont 5 000 universités et écoles supérieures de l’Union européenne) sont à présent dans la ligne de mire des marchands. Mais il faudra beaucoup d’efforts pour faire appliquer ces textes et rapports, qui demanderaient un démantèlement de l’essentiel du service public de l’enseignement.
En janvier 1989, la Table ronde européenne des industriels — ERT (1) —, le puissant groupe de pression patronal auprès de la Commission européenne, publie un rapport intitulé Education et compétence en Europe. Elle y affirme d’emblée que « l’éducation et la formation (…) sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise ». Puis elle déplore que « l’enseignement et la formation [soient] toujours considérés par les gouvernements et les décideurs comme une affaire intérieure. (…) L’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés ».
D’autant plus faible, en vérité, que les enseignants auraient « une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit ». La conclusion s’impose : industrie et établissements d’enseignement devraient travailler « ensemble au développement de programmes d’enseignement », notamment grâce à « l’apprentissage à distance », « l’enseignement à distance » et la mise au point de « didacticiels » (logiciels d’apprentissage sur ordinateur).
Regroupant notamment les grands patrons des principaux constructeurs informatiques européens (2), l’ERT cherche alors des marchés. La perspective de la libéralisation du secteur des télécommunications promet de fabuleux profits au secteur privé, non seulement par la vente de matériels et de logiciels, mais aussi par l’exploitation des entreprises de téléphone privatisées en tout ou en partie. Promouvoir ou imposer l’enseignement à distance permet d’espérer bénéficier à la fois de la croissance du volume des communications téléphoniques, de celle de la vente de matériels et de celle, non moins importante, des droits d’auteur et droits voisins sur la commercialisation et l’exploitation de didacticiels. L’ensemble de cette stratégie doit déboucher sur une meilleure adéquation de l’enseignement aux exigences de l’industrie, une préparation au télétravail, une réduction des coûts de formation en entreprise et une atomisation des étudiants et des enseignants, dont les éventuelles turbulences sont toujours redoutées.
Le 7 mars 1990, la Commission européenne adopte le document de travail L’Education et la formation à distance (3). (...)
Ainsi n’a-t-il fallu que quelques mois à la Commission pour reprendre à son compte la nécessité de « rentabiliser » la formation et d’instaurer un « marché » de l’enseignement gouverné par des « économies d’échelle ».
Un an plus tard, en mai 1991, elle franchit un pas supplémentaire (4) : « Une université ouverte est une entreprise industrielle, et l’enseignement supérieur à distance est une industrie nouvelle. Cette entreprise doit vendre ses produits sur le marché de l’enseignement continu, que régissent les lois de l’offre et de la demande. » Plus loin, elle qualifie les étudiants de « clients » et les cours de « produits ». (...)
Le 26 mai 1994, l’exécutif bruxellois publie le rapport d’un groupe de vingt hautes personnalités — dont cinq membres de l’ERT —, L’Europe et la société de l’information planétaire (6). A l’exception de M. Martin Bangemann, le très libéral commissaire européen à l’industrie, tous sont des industriels. Leurs buts ? « Créer des centres de télétravail dans vingt villes d’ici à la fin de 1995 pour au moins 20 000 travailleurs. On passerait ensuite au télétravail pour 2 % des « cols blancs » d’ici à 1996, et à 10 millions de postes de télétravail d’ici à l’an 2000. (…) Les fournisseurs du secteur privé (…) se lanceront sur le marché de l’enseignement à distance (…). »
C’est, entre autres, pour favoriser la création de cet enseignement à distance que la Commission lance, en 1994, le programme Leonardo Da Vinci (7) (...)
Presque au même moment, à Bruxelles, lors d’une réunion extraordinaire du G 7 consacrée à la « société de l’information », les industriels de l’ERT enfoncent le clou dans un nouveau rapport (8) : « La responsabilité de la formation doit, en définitive, être assumée par l’industrie. (…) Le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil des collaborateurs nécessaires à l’industrie. (…) L’éducation doit être considérée comme un service rendu (…) au monde économique. (…) Les gouvernements nationaux devraient envisager l’éducation comme un processus s’étendant du berceau au tombeau. (…) L’éducation vise à apprendre, non à recevoir un enseignement. (…) Nous n’avons pas de temps à perdre. »
La Commission publie, la même année, son Livre blanc sur l’éducation et la formation (9), qui répond aux exigences de l’ERT. (...)
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), intervient à son tour en publiant le compte-rendu d’une table ronde qui s’est tenue à Philadelphie (Etats-Unis) en février 1996 (12). « L’apprentissage à vie, y lit-on, ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants », mais il doit être assuré par des « prestataires de services éducatifs. (…) La technologie crée un marché mondial dans le secteur de la formation. (…) La possibilité nouvelle de proposer des programmes d’enseignement dans d’autres pays, sans que les étudiants ou les enseignants partent de chez eux, pourrait fort bien avoir d’importantes répercussions sur la structure du système d’enseignement et de formation à l’échelle mondiale ». Si le rôle des pouvoirs publics n’est pas méconnu, il se limite à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser ». Ici, l’OCDE exprime crûment ce que l’ERT et la Commission n’avaient pas osé dire : les enseignants qui subsisteront s’occuperont de la population « non rentable ».(...)
On distingue clairement les fins des industriels : créer, en marge de réseaux d’enseignement publics réduits à dispenser une éducation de base, un vaste système, privé et commercial, de télé-enseignement. Reste un problème de taille : dans de nombreux pays, l’enseignement à distance, qui dépend du système éducatif, est réglementé. En outre, les législations nationales contrôlent le champ de l’enseignement par correspondance commercial. Certains Etats pourraient donc compliquer le développement d’entreprises privées d’enseignement.
La Commission européenne met ses juristes au travail. Et cela donne : « Le traité CEE prévoit (…) une action de la Communauté dans le domaine de l’éducation et de la culture. Cette disposition limite donc les compétences nationales. Le développement de l’éducation à distance est explicitement cité comme l’un des objectifs de l’action de la Communauté. (…) L’enseignement privé à distance est un service. » Or « la libre prestation de services est garantie à l’article 59 et suivants du traité (…). Il est donc possible de la faire valoir directement contre les restrictions imposées par les Etats membres (14) ». Le syllogisme est imparable : l’enseignement à distance est un service ; les services peuvent être fournis par tout prestataire, public ou privé, dans l’ensemble du marché intérieur ; la souveraineté nationale en la matière est donc limitée. (...)
En février 1998, le ministre français de l’éducation nationale, M. Claude Allègre, après avoir estimé que la grève des instituteurs et professeurs de l’enseignement secondaire en France était « sans motif », a déclaré avoir pour objectif d’ « instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut » dans le système éducatif français.(...)
le plus inquiétant dans cette affaire : certains dirigeants d’université, comme les responsables politiques, semblent accepter, voire encourager, la commercialisation de l’enseignement.