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Un jour dans ma vie militante : l’Etat réprime impunément des familles à la rue
/Emile Rabreau
Article mis en ligne le 16 novembre 2021

Jeudi 28 octobre, soutenues par Utopia 56, plus de 200 personnes exilées à la rue réclamant l’accès à un hébergement pour passer l’hiver au chaud ont été froidement réprimées. L’Etat via son organe répressif policier est en roue libre. Bénévole au sein de l’association, j’ai été témoin direct de scènes très alarmantes. Il y a urgence. Voici le témoignage détaillé de cette journée.

Etudiant en sciences humaines, je suis bénévole chez Utopia 56 Paris depuis un an maintenant. L’association vient en aide de manière inconditionnelle aux personnes à la rue, majoritairement exilées, et gère surtout des situations d’urgence. Fin 2020, je consacrais mes deux premiers billets pour raconter 63h dans ma vie militante, à propos de la violence institutionnalisée de l’Etat et par extension de la police à l’égard des personnes sans domicile fixe et exilées notamment. En région parisienne, elles sont des milliers chaque année à subir les conséquences de ces politiques d’anti-immigration, agressives, exclusives et férocement décomplexées.

Il y a un peu plus de deux semaines, le jeudi 28 octobre 2021 s’est tenue sur la place de l’Hôtel de Ville à Paris une action revendicative réclamant aux pouvoirs publics des hébergements pour des familles et mineurs à la rue. Environ 250 personnes exilées étaient présentes sur place pour demander à l’Etat de respecter la loi, car l’accès à un hébergement pour tou.te.s est une obligation légale. Cette action a été violemment réprimée par la police.

J’ai été témoin direct de scènes plus qu’alarmantes. Rien n’a changé depuis l’année dernière. Ou alors cela s’est empiré. Triste et révoltante nécessité, je ne me vois pas ne pas à nouveau témoigner des faits profondément choquants dont j’ai été témoin, et parfois victime. (...)

13h40. Lorsque nous arrivons, deux rangées d’une dizaine de camions de CRS chacune sont garées en face de la place. Des CRS encerclent le campement. Par chance, nous parvenons à entrer à l’intérieur. L’ambiance est très tendue, les forces de l’ordre ont réagi violemment très rapidement. Dès la première tente dépliée, elles sont intervenues. Elles raflent les tentes du campement, puis les entassent sur un côté du parvis, solidement gardées par des policier.e.s. Peu importe que des personnes se trouvent à l’intérieur des habitats de toile : une policière en tire et en soulève un froidement, sans se soucier de la femme qui l’occupe, contrainte d’en sortir brutalement. D’autres de ses collègues l’imitent. Une amie est sauvagement jetée à terre par un agent de police alors qu’elle tentait de l’empêcher de saisir une tente. Nous apprenons qu’un soutien s’est fait embarquer sèchement par les CRS après s’être interposé devant une scène semblable, cinq minutes seulement après que l’action ait débuté. Des personnes crient sous la pression virulente de nos prétendu.e.s gardien.ne.s de la paix. La police est là pour intimider, pour apeurer, pour traumatiser. (...)

Je me trouve auprès des familles que j’ai accompagné au lieu de l’action et nous assistons à ces scènes. François se tient à côté de sa famille et m’interpelle. Il est scandalisé et se sent impuissant. Sans savoir où vraiment poser son regard, essuyant vivement les larmes naissantes dans ses yeux, il me dit ce qu’il ressent : un dégoût profond envers ces policier.e.s, un désir sincère d’être accepté tel qu’il est et de pouvoir enfin, avec sa femme, offrir une vie tranquille à sa famille. Sa détermination et sa rage de vivre me bouleversent, je ne sais quoi faire d’autre que de l’écouter avec la plus grande attention. Ce moment est d’une puissance sans nom. Par respect, je ne me laisse pas submerger par les émotions, et dépose ma main contre son dos en guise de soutien. Soutien forcément insuffisant compte tenu des souffrances qu’il a accumulées depuis de nombreuses années. Je me sens totalement impuissant.

La honte. Jamais nous n’aurions pu imaginer que la Préfecture de Police puisse se comporter ouvertement ainsi à l’égard de familles et de mineurs vulnérables. La honte. Ce mot tourne en boucle dans ma tête. La honte. La police, impunie, agit en roue libre totale. L’Etat français brise des vies. (...)

L’atmosphère est très tendue, personne ne s’attendait à ce que les agents en bleu soient aussi violent.e.s. Le silence criant qui se répand sur le parvis est significatif de l’état de choc et de stupéfaction dans lequel nous sommes. A cet instant, une seule personne a la force et la rage suffisantes pour exhaler son ahurissement et sa colère. Debout et au bord des larmes, François invective les femmes et hommes en bleu qui nous encerclent. Forte et tremblante, sa voix résonne et brise le silence. Ses trois enfants sont assis juste derrière lui, à l’intérieur d’une des tentes encore restantes. Leurs six yeux écarquillés suivent intensément leur père du regard. Ses mots sont lourds et sensés, puissants et assumés. Il exprime tout le mépris et la colère qu’il ressent à l’égard de l’Etat français et de sa police qui rejettent violemment sa communauté, comme il dit, elles, personnes exilées et ultra-vulnérables.

Entouré de dizaines de ses subalternes qui nous encerclent, un gradé empoigne un microphone. Première, deuxième et troisième sommations. Ils/elles vont faire usage de la force si nous ne daignons pas partir et rentrer chez nous, car notre manifestation est illégale. Chez nous ? La majorité des personnes présentes dorment à la rue et sont justement là pour réclamer un chez soi. Ses propos sont absurdes, d’une indécence sans nom. En fin de journée, une amie me racontera qu’à ce moment, sous la pression, un père de famille s’est taillé les veines. Sa femme était en panique. Ils/elles ont été sorti.e.s du rassemblement.

Suite à ces annonces, François se retourne, dos aux forces de l’ordre. Il encourage ardemment les quelques 180 personnes encore présentes à tenir tête, jusqu’à ce que nos revendications soient entendues. Son intervention est saisissante ; elle me remotive. (...)

Il semble que les forces de l’ordre aient pour objectif d’expulser un à un les soutiens avant les personnes exilées. Nous avons le réflexe de nous asseoir afin de rendre plus difficile à la police de nous éjecter.

Assis juste devant des familles et quelques tentes avec un bénévole, Alexis, nous nous serrons les coudes. Une petite dizaine de CRS se dirige vers nous. Ils nous demandent de nous lever. Nous refusons. Ils réitèrent leur demande. Nous la rejetons à nouveau. Très vite, ils s’avancent vers nous et empoignent énergiquement avec leurs gants coqués nos bras et nos jambes.

Nous sommes rapidement séparés. Trois CRS me soulèvent et me portent. Mon sac traine au sol. Mon téléphone tombe par terre. Celui qui me tient les bras avance que je suis trop lourd et me lâche les poignets la seconde suivante. Je me retrouve soudainement vulgairement traîné au sol en toute illégalité par ses deux collègues, indifférents, qui me tirent par les chevilles en direction de l’entrée de métro la plus proche. Cela me vaudra plusieurs écorchures au dos et aux bras. Cinq mètres plus loin, le même policier me reprend les poignets pour me soulever à nouveau. Arrivé devant l’entrée de métro, ils me menacent de me jeter dans les escaliers si je ne daigne pas me lever. Même si j’accepte de me lever, cela n’empêche pas l’un d’eux de me pousser droit vers les escaliers. Je manque de tomber. Alexis a lui aussi été emmené de force au même endroit. Trois policiers restent devant les escaliers pour nous empêcher de revenir sur le lieu de l’action. Nous refusons de partir malgré leur insistance. (...)

A peine levé et un peu sonné, j’entends à quelques dizaines de mètres plusieurs cris venant du rassemblement. Alors que nous en avons été évincés, les policie.re.s entrent en confrontation : ils/elles font des percées dans le campement pour secouer, récupérer des tentes, pour attraper de manière arbitraire de nombreuses personnes et les extraire de la nasse. Ces interventions produisent systématiquement une montée en pression et frappe les esprits. Plusieurs personnes sont blessées. Lors d’une percée, des policiers attrapent vigoureusement une femme exilée atteinte d’un handicap moteur. Une amie me racontera que, dès que la mère a vu les hommes en bleu s’avancer vers elle, elle a poussé par réflexe sa fille pour la protéger et l’écarter du danger. Sa fille a vu sa mère se faire agresser à deux mètres d’elle. D’après beaucoup de soutiens, ses pleurs et ses cris furent terrifiants. Les policiers finirent par relâcher la femme et poursuivirent mécaniquement leur intervention. Dans la cohue, une autre amie me rapportera qu’un policier s’était emparé du portefeuille d’un homme exilé. Cet agent finit finalement par rendre le portefeuille à son propriétaire lorsqu’il se rendit compte qu’il avait été pris en flagrant délit par la caméra de mon amie.

Les cas de violences physiques et psychologiques ne font que s’accumuler par dizaine depuis ce matin. (...)

Nous ne pouvons que compter sur les nombreuses caméras de bénévoles et celles de quelques journalistes qui saisissent sur le vif ces images. C’est tout ce qui semble nous rester. (...)

Un député de Seine Saint Denis, Eric Coquerel, vient à peine d’arriver. Il nous adresse un mot de soutien, appuyé sur la rambarde de la barrière de la bouche de métro. Il se dirige par la suite vers le rassemblement rejoindre le peu d’élu.e.s présent.e.s sur place pour tenter de raisonner le commissaire chargé de l’opération de répression. Cela ne changera malheureusement pas grand-chose. D’autres soutiens sont amené.e.s dans l’escalier métropolitain, une femme et un homme exilé.e.s y est aussi dirigé sous les ordres des policiers. Alors que nous sommes maintenant nombreux.ses à y être entassé.e.s, l’un d’eux nous ordonne de faire attention car elle est enceinte. Quel cynisme.

Depuis le début de l’action, beaucoup de femmes enceintes ont été violentées par ses collègues. Plusieurs d’entre elles ont fait des crises de panique du fait de l’atmosphère ultra anxiogène créée de toute pièce par les forces de l’ordre. Deux ont fait un malaise et ont dû être évacuées, prises en charge par les secours. (...)

L’Etat est plus rapide à mobiliser un véhicule pour transporter des tentes plutôt que pour transporter des familles et mineurs à la rue vers un lieu de mise à l’abri. Non seulement il les violente mais il leur confisque en plus leur matériel de survie. Comment peut-on ne pas avoir honte d’effectuer ce genre de mission ? Avec d’autres soutiens, c’est la question que nous posons aux agents sur place. Aucun d’entre eux/elles ne semble prêter attention à ce que nous leur disons. (...)

Une femme exilée est évincée du rassemblement et ramenée vers nous. Elle explique paniquée aux CRS qu’elle veut retrouver sa fille qui est toute seule à l’intérieur de la nasse. Ils refusent. Témoins de cette nouvelle scène abjecte, nous appuyons sa demande avec d’autres soutiens. Malgré un léger instant de flottement, les policier.e.s refusent à nouveau froidement. Ils sont en train de provoquer en direct de lourds traumatismes, en pleine état de conscience.

Suite à cela, un CRS me fixe d’un regard noir. Il défend le fait que c’est ainsi que cela doit se passer. Je lui tiens tête. Il n’aime pas ça, et me répond sèchement mots pour mots qu’il a « hâte de me fumer ». Bien qu’ils/elles se trouvent à côté de lui, ses collègues ne bougent pas d’un iota, se rendant de fait complices de sa menace outrancière.

Nous nous retrouvons maintenant à une soixantaine de mètres du rassemblement. De loin, nous distinguons difficilement les dizaines de silhouettes cachées pour la plupart par les corps alignés des policier.e.s. D’un seul coup, malgré la violence de ces dernières heures, les personnes exilées nassées scandent haut et fort des messages de soutien et d’encouragement dans note direction. Elles chantent aussi ensemble leur souhait d’obtenir des maisons. Cela redonne de la force, et nous leur renvoyons les encouragements en prononçant fièrement notre solidarité avec les personnes exilées. (...)

16h. Les forces de l’ordre finissent de boucler le secteur autour du parvis de l’Hôtel de Ville. Tous les soutiens sont éloignés du rassemblement, tout comme les quelques journalistes présent.e.s sur place. Indépendant.e.s ou pas, les CRS les mettent à l’écart : c’est par exemple le cas de Rémy Buisine, journaliste chez Brut, ou encore de NnoMan, photoreporter. (...)

19h30. Après des heures d’attentes, les 126 personnes rassemblées jusqu’au bout s’installent enfin dans des cars. Elles seront emmenées dans la soirée dans un gymnase réquisitionné à l’occasion par la mairie de Paris pour les loger en attendant une solution pérenne d’hébergement. Pendant ce temps, la maraude du soir de mise à l’abris des familles et des mineurs isolés d’Utopia 56 s’organise de l’autre côté de la place, gérée par des bénévoles qui viennent d’arriver. Sur le trottoir, une grosse centaine de personnes à la rue est présente et réclame de l’aide. En effet, seulement la moitié des personnes ayant participé à l’action bénéficie ce soir d’une mise à l’abri.

La fracture entre les personnes exilées assises dans les cars et celles réunies dehors dans le froid sous la lumière blafarde des lampadaires est profondément déstabilisante et déroutante. Ce soir, ces personnes à la rue dormiront soit sous tentes, soit dans un des hébergements du réseaux solidaires d’Utopia 56. (...)