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Turquie : Erdogan fait sa sale guerre
Article mis en ligne le 12 septembre 2015
dernière modification le 5 septembre 2015

Le 20 juillet, à Suruç, ville turque frontalière de la Syrie, un attentat-suicide cause la mort de 33 jeunes venus en délégation pour participer à la reconstruction de la ville de Kobané dans le Rojava. Prenant prétexte du choc causé par ce massacre, le président turc Erdogan obtient le blanc-seing de l’Otan pour déclarer la guerre au terrorisme et lancer une offensive contre… l’ennemi intérieur kurde

Engin Sustam est chercheur en sociologie et spécialiste des questions kurdes à Istanbul. Il a suivi de près l’escalade estivale que connaît actuellement la Turquie  : « À Suruç, j’ai perdu deux de mes étudiants. A l’appel du SGDF (une organisation d’extrême gauche) une centaine de jeunes et d’étudiants kurdes issus d’autres organisations – des anarchistes, des membres du parti pro-kurde HDP, des militants LGBT, etc. – s’étaient rassemblés avec pour objectif d’aller à Kobané pour construire des parcs pour enfants, d’y organiser des ateliers de peinture avec eux, une librairie jeunesse, etc. » Selon des témoins, juste après que le kamikaze s’est fait exploser parmi les activistes, la police turque empêchait l’accès aux ambulances venues au secours des victimes et arrosait ces derniers de gaz lacrymogène (...)

Concernant le massacre de Suruç, non revendiqué mais imputé à Daech par le pouvoir, les militants pro-kurdes pensent assez unanimement qu’il a été en fait le produit d’une manipulation de l’« État profond » turc. Engin rappelle qu’avant Suruç, début juin, à Diyarbakir (à plus de 1 300 km de la capitale), « un double attentat avait déjà fait plusieurs morts et de nombreux blessés lors d’un meeting électoral du HDP » et qu’en mai dernier, « l’AKP (le parti au pouvoir) a arrêté unilatéralement le processus de discussion avec le PKK commencé en 2013, sous prétexte que ce dernier était trop exigeant dans ses revendications ».

Plutôt Daech que le PKK

Par ailleurs, l’extrême indulgence dont le gouvernement islamo-conservateur a fait preuve jusqu’il y a peu vis-à-vis de Daech a été documentée, malgré ses nombreuses dénégations. En novembre 2014, sur le site du Huffington Post, l’Institut d’étude des droits humains de l’université Columbia à New York, proche du département d’État américain, publiait un rapport recensant les indices de connivence  : livraison d’équipements militaires et logistiques par des militaires turcs à l’état islamique, transports de pétrole entre les zones contrôlées par Daech et la Turquie via des pipelines illégaux, libre circulation de djihadistes entre la Turquie et la Syrie, soins prodigués dans des hôpitaux turcs aux combattants blessés sous de fausses identités, etc. Un membre du bureau politique de l’AKP, Selim Yamur, avait même ouvertement publié ce commentaire sur son Facebook  : « Dieu merci, l’État islamique existe… Puissiez-vous n’être jamais à court de munitions. »

De fait, depuis le 20 juillet, les cibles exclusives de la répression du pouvoir turc sont le PKK et les populations kurdes du sud-est du pays, les mouvements d’opposition légaux pro-kurdes et d’extrême gauche, ainsi que certains médias et réseaux sociaux qui se voient censurés. Le coup de poker à quitte ou double que veut jouer Erdogan a deux objectifs  : d’une part, juguler le processus d’autonomisation kurde renforcé par le système du Rojava syrien – où combattants et combattantes des YPG et YPJ sont les seuls à se battre au sol contre Daech – ; et d’autre part, contrer l’opposition du HDP, parti pro-kurde qui a obtenu 13 % des voix aux dernières élections législatives et qui a fait obstacle à la dérive autocratique du président turc en lui faisant perdre la majorité absolue. Suite aux élections de juin, Erdogan a décidé, sans l’avis préalable du Parlement, de reconduire les élections. « Si Dieu le veut, la Turquie va revoter pour de nouvelles élections législatives le 1er novembre », a-t-il déclaré le 21 août dernier à la sortie d’une mosquée d’Istanbul. En provoquant les affrontements et en renvoyant dos à dos les « terroristes » du PKK et ceux de Daech, il espère un raidissement patriotique qui lui permettrait de retrouver la majorité absolue aux élections de novembre. Pour Engin, la volonté de « diviser pour mieux régner » est manifeste  : « L’offensive de l’AKP contre les Kurdes est une manière de polariser la société turque afin de tenter de renforcer un État autoritaire et nationaliste qui s’effrite. » (...)

Contacté par CQFD, Orhan, membre du réseau des assemblées populaires de Dyarbakir, témoigne du climat qui s’est répandu dans les régions kurdes  : « La sale guerre qui se joue actuellement au Bakur (Kurdistan nord, donc sud-est du territoire turc) est meurtrière. Ce sont des jeunes soutenus par la population qui se soulèvent dans les villes et les villages. L’offensive militaire ­d’Erdogan va de plus en plus être confrontée à la détermination des Kurdes qui ont une longue expérience de résistance. Cela ne pourra provoquer que la défaite idéologique de l’État turc. »

Entre les élections du 7 juin et le 26 août, selon une enquête de la commission des droits de l’homme du HDP, 78 civils kurdes ont été tués, 1 628 mis en garde à vue, 298 incarcérés et neuf locaux du parti attaqués. (...)

Pour Engin, la situation a semé un sentiment généralisé de confusion et de désarroi : « Tout le monde, y compris les Kurdes, navigue à vue. Personne ne sait si cela va dégénérer en une véritable guerre civile ou si ça peut encore se calmer. En tout cas, la conviction ­qu’Erdogan a perdu les pédales est largement partagée. Chaque jour, il perd sa base électorale, ce qui l’amènerait tout droit vers une défaite aux élections de novembre. » Le pire n’est donc pas certain.