
L’élection prochaine du parlement européen relance le débat sur l’euro et la construction européenne[1] : plusieurs livres[2] se positionnent de manière assez radicale, au vu de l’ampleur de la crise qui frappe peu ou prou la plupart des pays membres de l’Union européenne, qui sont au bord de la déflation, et aussi au vu du refus de leurs dirigeants de se défaire des dogmes qu’ils ont imposés : pacte budgétaire[3], règle d’or, maintien de la règle interdisant à la Banque centrale européenne de prêter directement aux États, mécanisme européen de stabilité fondé sur les emprunts auprès des marchés financiers.
La question est désormais ouvertement posée : la sortie de l’Union économique et monétaire, voire de l’Union européenne, faciliterait-elle la résolution des problèmes économiques et sociaux dans lesquels nous sommes englués ?
Nombre de voix, de tous bords, plaident en ce sens. Même Bernard Maris annonce qu’il « vire sa cuti ».[4] Il faut dire que le constat est sans appel. Au regard des objectifs affichés de coopération, de rapprochement entre les pays membres, de protection contre les déséquilibres, notamment financiers, venant du reste du monde, de plein emploi, de convergence des droits sociaux par le haut, et d’innovation en matière de transition écologique, c’est l’échec le plus complet.
Pire, l’intégration de l’UE dans le processus de financiarisation du capitalisme mondial l’a précipitée dans une crise majeure qui a pris la forme d’un endettement colossal des États, à cause, d’une part, des multiples allégements fiscaux accordés aux classes possédantes et, d’autre part, de l’endossement des dettes privées accumulées dans les banques. Dès lors, l’euro est un facteur de divergence et d’éclatement : les écarts de productivité du travail s’accroissent et les grandes entreprises jouent des faibles coûts du travail dans les pays d’Europe centrale récemment intégrés.
Depuis sept ans, la réaction des gouvernements est d’instaurer des politiques d’austérité draconiennes et de tester jusqu’à quel point la remise en cause des droits sociaux peut aller : c’est la déflation salariale, forme de dévaluation interne se substituant à la dévaluation monétaire. Trois maîtres-mots se sont incrustés dans la novlangue néolibérale : réformes structurelles, baisse du coût du travail et compétitivité. Pendant ce temps, le versement de dividendes aux actionnaires s’accroît, même, comme en France, lorsque la rentabilité des entreprises s’émousse.
Dans ces conditions, que peut-on faire de l’euro ?[5] L’argument principal en faveur de le quitter est de retrouver la capacité de dévaluer la monnaie nationale, assortie de la possibilité de rétablir des droits de douane aux frontières, car la monnaie unique interdit tout ajustement par le taux de change. Comme le budget européen ne permet pas de transfert, la moindre divergence d’inflation entre les pays conduit à une perte de compétitivité incontrôlable. Lorsque la crise éclate, les pays déficitaires se voient privés des entrées de capitaux compensant le déficit commercial, obligeant les États de ces pays à s’endetter encore davantage.
Mais avec une telle stratégie de sortie et de dévaluations à répétition, on ne sort pas d’une stratégie de compétitivité et de concurrence. D’une part, elle reprend implicitement l’analyse libérale selon laquelle il y aurait un problème de compétitivité-prix à résoudre par le biais de la baisse du coût salarial (par exemple, en France), alors que le vrai problème se situe hors-coût. D’autre part, la dette publique extérieure risquant d’être réévaluée en proportion de la dévaluation monétaire, les partisans de cette stratégie rétorquent qu’elle ne serait dorénavant plus libellée en euros. Or, rien n’est moins sûr[6] et, si cela était, cela ne ferait que repousser à plus tard la pression spéculative des lobbies financiers pour exiger leur « dû », ou pour imposer des primes de risques plus élevées.[7]
On n’évitera donc pas la question de l’annulation d’une dette largement illégitime, puisqu’elle a grossi à mesure que s’amplifiait le diktat financier. Et on ne fondera pas une politique économique sur une répétition en cascade de dévaluations pour annuler le renchérissement des importations (...)
Nous voici donc au cœur du problème. Le traité de Maastricht fut une erreur tragique ; idem pour celui de Lisbonne en plus d’avoir été une imposture. Non pas parce que fut créée une Banque centrale européenne, mais parce que celle-ci fut mise au service exclusif de la finance et de la rente, la monnaie étant en quelque sorte privatisée, et parce qu’elle préféra sauver les banques plutôt que l’emploi. La rupture à opérer est donc par rapport à la finance et au profit maximum. Tous les gouvernements des pays européens pratiquant aujourd’hui des politiques néolibérales, le fait de revenir à des monnaies nationales ne les ferait pas devenir sociaux et écologistes, pas plus que tous les Medef d’Europe ne deviendraient des défenseurs du droit du travail ou que les actionnaires seraient moins exigeants.
En définitive, notre problème n’est pas d’abord économique, il est politique.
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En réalité, il ne s’agit pas de restaurer une souveraineté populaire à portée de main, mais de la reconstruire de fond en comble. Et la reconstruire dans un contexte où l’on ne peut ignorer que le capitalisme s’est mondialisé : d’une part, l’internationale du capital existe, en termes d’intérêt de classe, et, d’autre part, beaucoup de problèmes exigeant désormais une régulation dépassant les frontières (comme la régulation climatique ou les ressources naturelles et alimentaires), on ne peut plus concevoir des politiques uniquement nationales.[11]
Comment reconstruire cette souveraineté populaire ? Le premier pas est d’affronter le fameux « ennemi », la finance capitaliste : socialisation des banques, séparation entre elles, contrôle des mouvements de capitaux et des marchés, limitation stricte des revenus. Le deuxième est une réforme fiscale digne de ce nom. Sans ces réformes de structures minimales, le pouvoir des actionnaires et de leurs mandataires ne pourrait être affaibli. Si elles étaient accomplies sans tarder, les chances de faire éclater une crise institutionnelle dans l’UEM et dans l’UE seraient bien meilleures.
Cette crise est nécessaire, mais un pays parmi les Vingt-huit ou les Dix-huit, même grand, ne peut y réussir seul. En ne prenant pas de mesures non coopératives, comme une dévaluation unilatérale, une possibilité d’accord entre quelques pays particulièrement touchés pourrait s’ouvrir, afin d’enfreindre les interdits des traités européens : réquisition des banques centrales de ces pays pour émettre des euros ou des « nouveaux euros » ; possibilité pour elles de prêter directement aux États et dans tous les cas de garantir leurs autres emprunts, conditions pour créer des obligations publiques communes ; refus de siéger dans les instances européennes tant que la révision des traités n’est pas mise à l’ordre du jour.
Les questions politiques n’étant pas évitées, tout l’arsenal économique alternatif au néolibéralisme pourrait alors être utilisé, dans des scénarios variant selon les rapports de force établis. (...)
Au total, l’illusion du souverainisme dit de gauche est de croire que le repli sur des intérêts nationaux gommerait la lutte de classes qui s’est exacerbée pour l’accaparement des richesses et du pouvoir au fur et à mesure de l’approfondissement de la financiarisation du capitalisme, autre nom du néolibéralisme, et de la crise qui s’en est suivie. (...)