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Sous les statues, la race
Stéphanie Mulot, Professeure de sociologie et anthropologie, Université Toulouse Jean Jaurès, CERTOP et Laboratoire Caribéen de Sciences sociales.
Article mis en ligne le 22 juillet 2020

Les résistances au mouvement décolonial qui souhaite modifier le patrimoine et la toponymie de l’espace public en France montrent l’attachement à des valeurs et des principes qui ne correspondent plus à la pluralité de la société française actuelle, et évoquent la défense d’un capital racial que les conservateurs et extrémistes refusent de partager.

Pour une République décoloniale et décolonisée.

Alors que plusieurs villes américaines dont Richmond viennent de décider de retirer des statues évocatrices de l’esclavagisme, pourquoi le débat sur la statuaire et la toponymie suscite-t-il autant d’émois en France ? Le Président Macron, qui s’est opposé au fait de reconsidérer l’histoire et le patrimoine français, semble oublier les mobilisations populaires et les enseignements des productions scientifiques françaises qui, depuis le XVIIIe siècle, interrogent la domination mémorielle dans l’espace public. Et pourtant, la République a déjà entrepris, sur son sol hexagonal ou dans les Outre-Mer, de modifier son patrimoine matériel et la toponymie de l’espace public, pour les rendre plus représentatifs du présent et des enjeux contemporains, que du passé.

L’exemple des Outre-Mer est très éclairant. Les mouvements associatifs y ont depuis longtemps abordé la question du droit des peuples dominés, ayant été colonisés, à choisir leurs figures historiques. Ils ont également souligné la nécessité de valoriser les luttes émancipatrices (comme celle de Louis Delgrès en Guadeloupe contre le rétablissement de l’esclavage par Richepanse et Napoléon en 1802) et de condamner les symboles de l’histoire coloniale et esclavagiste ou de la permanence des privilèges raciaux et économiques. (...)

ce mouvement d’inversion mémorielle s’appuie souvent sur la banalisation ou la condamnation des « héros » coloniaux, qu’il s’agit de déchoir de leurs titres de gloire aujourd’hui révolus.

Totem et tabou.

Pour mieux comprendre l’émoi autour de tels changements potentiels dans l’Hexagone, au sein d’un pays anciennement colonisateur où les populations issues des pays colonisés sont minoritaires, il faut questionner ce que les statues ou les noms de rue évoquent, non pas du passé auquel ils se réfèrent, mais pour le présent auquel ils s’adressent. Choisies en un moment singulier de l’histoire, ces références historiques donnent sens à l’espace public, patrimonial, symbolique et donc politique, pour performer l’adéquation entre des héros ou des martyrs et une société qui doit s’inscrire dans leur lignée morale. A travers ce patrimoine, arme de l’unification, de la colonisation et de l’assimilation, cette société est donc invitée à s’identifier à ces parcours valeureux incarnant les vertus de la nation et de l’identité françaises.

Cette propagande se nourrit souvent des valeurs que l’Etat, la nation, ou la patrie souhaite promouvoir pour organiser un ordre politique, moral, social, et malheureusement racial et colonial, destiné à structurer la société présente et à venir, en fonction de l’héritage du passé. Elle établit donc un ordre de domination impliquant, pour les dominé·e·s, la nécessité d’adorer et de se soumettre à ces symboles élitistes, comme des totems, pour espérer valider leur appartenance et leur assimilation à la nation. Que les racisé·e·s, descendant·e·s de colonisé·e·s, les remettent en question, en souhaitant sortir de la domination par une égalité de traitement mémoriel, peut alors être perçu par les conservateurs comme la transgression d’un tabou, celui de l’ébranlement de leurs propres fondations identitaires[1]. (...)

ce mouvement d’inversion mémorielle s’appuie souvent sur la banalisation ou la condamnation des « héros » coloniaux, qu’il s’agit de déchoir de leurs titres de gloire aujourd’hui révolus.

Totem et tabou.

Pour mieux comprendre l’émoi autour de tels changements potentiels dans l’Hexagone, au sein d’un pays anciennement colonisateur où les populations issues des pays colonisés sont minoritaires, il faut questionner ce que les statues ou les noms de rue évoquent, non pas du passé auquel ils se réfèrent, mais pour le présent auquel ils s’adressent. Choisies en un moment singulier de l’histoire, ces références historiques donnent sens à l’espace public, patrimonial, symbolique et donc politique, pour performer l’adéquation entre des héros ou des martyrs et une société qui doit s’inscrire dans leur lignée morale. A travers ce patrimoine, arme de l’unification, de la colonisation et de l’assimilation, cette société est donc invitée à s’identifier à ces parcours valeureux incarnant les vertus de la nation et de l’identité françaises.

Cette propagande se nourrit souvent des valeurs que l’Etat, la nation, ou la patrie souhaite promouvoir pour organiser un ordre politique, moral, social, et malheureusement racial et colonial, destiné à structurer la société présente et à venir, en fonction de l’héritage du passé. Elle établit donc un ordre de domination impliquant, pour les dominé·e·s, la nécessité d’adorer et de se soumettre à ces symboles élitistes, comme des totems, pour espérer valider leur appartenance et leur assimilation à la nation. Que les racisé·e·s, descendant·e·s de colonisé·e·s, les remettent en question, en souhaitant sortir de la domination par une égalité de traitement mémoriel, peut alors être perçu par les conservateurs comme la transgression d’un tabou, celui de l’ébranlement de leurs propres fondations identitaires[1]. (...)

le mouvement antiraciste et décolonial qui dénonce les exactions colonialistes des personnages historiques (comme Colomb, Colbert, Napoléon, Faidherbe) ne procède pas par anachronisme, comme on le lui reproche souvent, mais au contraire par souci de cohérence entre des symboles et les valeurs de la société actuelle qui est censée s’identifier à eux. Or, en 2020, la société hexagonale est composée de populations d’origines socio-raciales multiples, issues de la colonisation et des migrations, et dont les histoires sont peu intégrées (voire effacées ou blanchies[2]) dans le récit national français, qui reste colonialiste et hégémonique, quand il ne retient que les vainqueurs ou les martyrs. De surcroît, en 2020, l’avenir de la France dépend de sa capacité à lutter contre le racisme et les extrémismes radicaux.

Jouir de la race : défendre un capital et ne pas le partager.

La question qui est donc soulevée est celle du droit non seulement à la visibilité, mais surtout à la représentativité des individus qui ne sont pas considérés par les racistes comme Français blancs « de souche », catégorie qui n’existe pas, on le sait, mais qui opère toujours des divisions. (...)

Le droit à représenter et à être représenté dans la mémoire nationale constitue un avantage, si ce n’est un privilège, conquis ou hérité, qui est conféré à un groupe ou une classe que la nation honore et reconnaît. Il accompagne souvent le droit à la citoyenneté, à la visibilité, à la prise de parole et consacre une légitimité sociale, morale, culturelle et politique.

L’ensemble de ces droits constitue donc un portefeuille de ressources et un capital sédimenté, qui permettent aux populations ainsi représentées (jusqu’ici quasi systématiquement blanches), de jouir de ces avantages, en oubliant souvent de se poser la question de leur bienfondé. (...)

Les inégalités de traitement mémoriel défendues par ces conservateurs perpétuent donc les inégalités ethno-raciales. Le système de distinction de race s’exprime ici dans une forme de blanchité qui repose sur un capital, des statuts et des avantages, hérités ou acquis, que cette catégorie dominante blanche veut défendre et, par effet de cliquet, ne pas partager avec les minorités sociales et racisées. (...)

Sortir de cette dichotomie stérile implique de préciser les règles de l’égalité républicaine. Peut-on reconnaître à l’ensemble des populations de France une égalité dans le droit à la représentativité (fût-elle proportionnelle) ? Peut-on concevoir que les minorités soient réellement traitées avec une égalité citoyenne et accèdent à la représentativité dans la mémoire, l’histoire et l’espace public ? Le leur refuser constituerait une perpétuation des inégalités politiques et raciales et des violences symboliques, et une profanation de la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité ». Leur accorder ce droit n’est pas un acte communautariste, loin de là. (...)

C’est pourquoi il est urgent que les politiques publiques décident de reléguer les statues archaïques dans des musées, et de faire entrer de nouvelles figures dans l’espace public et éducatif français, afin de les porter en modèles de tous les enfants et habitants de France, y compris les conservateurs. Il en va non plus de l’assimilation, mais d’un petit pas, symbolique, pour la réconciliation nationale. Et n’ayons crainte ! Des personnalités majeures représentent à la fois ces minorités, les combats républicains et la nation, telles que, par exemple, Jean-Baptiste Belley, Louis Delgrès, Aimé Césaire, Gaston Monnerville, Gerty Archimède, Christiane Taubira et tant d’autres.