Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Basta !
« Si les entreprises tournent, c’est parce que les travailleurs y sont investis, pourtant ils sont tenus à l’écart »
Article mis en ligne le 28 janvier 2021
dernière modification le 27 janvier 2021

Isabelle Ferreras [2] : Les travailleurs sont essentiels, cela a été dit et répété maintes fois depuis le début de la crise du coronavirus. Mais pour l’instant, ce ne sont que des mots. Ce caractère « essentiel » n’est pas reconnu concrètement au sein des entreprises qui poursuivent leur logique extractive vis-à-vis des travailleurs et de la planète. Ne parle-t-on pas de « ressources humaines » ? Cela contrevient au principe d’égale dignité de chacun. Et ce n’est pas sérieux non plus au niveau de l’efficacité. Car si les entreprises tournent, c’est parce que les travailleurs y sont investis. Ils investissent leur personne, leur intelligence, leurs émotions et jusqu’à leur santé morale et physique. En période de pandémie, nous l’avons tous et toutes constaté, certains y ont même investi leur vie. Et pourtant, ils sont tenus à l’écart du gouvernement des organisations qu’ils constituent.

Sans les travailleurs, cela ne sert à rien d’avoir du capital. Les grands patrons comme Jeff Bezos, qui dirige Amazon, l’ont bien compris. Et pour conserver leur pouvoir, ils préfèrent entretenir la fiction qui prétend que l’on pourra un jour se passer des travailleurs grâce à la technologie. Ce qui leur permettrait de définitivement ne plus se préoccuper de droit du travail.

Pour répondre aux crises économique, sociale et écologique qui étouffent nos sociétés, les travailleurs doivent participer au gouvernement des entreprises, défend Isabelle Ferreras, professeure de sociologie et coautrice du Manifeste Travail.

Pour le moment, les questions qui ont trait au « gouvernement du travail » restent entre les mains de ceux qui apportent le capital. C’est précisément ainsi que l’on peut définir le capitalisme : c’est un régime de gouvernement qui réserve le droit de gouverner à ceux qui détiennent le capital. L’alternative, c’est la démocratie, qui reconnaît l’égalité de chacun et chacune en dignité et en droits et qui offre un cadre pour que les individus soient libres et égaux. Ils doivent pouvoir peser sur le choix des normes auxquelles ils se soumettent au plan individuel et collectif y compris au sein de leur entreprise, qui est une réalité politique autant qu’économique. Il n’est pas nécessaire de passer par un apport en capital pour légitimer ce droit.

Les travailleurs, que j’appelle les « investisseurs en travail » doivent être au cœur des processus de décision, et avoir un droit de veto collectif, comme c’est le cas actuellement pour le conseil d’administration d’une entreprise, sur la nomination des personnalités dirigeantes, ou sur la stratégie de l’entreprise par exemple. C’est le principe que nous affirmons dans le Manifeste. Ce sont des questions sur lesquelles les travailleurs veulent se positionner. Nous devons leur en donner les moyens, en instituant ce que j’ai appelé le « bicamérisme politique » : deux collèges de représentants, ceux des apporteurs en capital d’un côté, ceux des investisseurs en travail de l’autre qui décident, à égalité, des orientations de l’entreprise. En France, on pourrait s’appuyer sur l’existence des comités d’entreprise, que l’on doit considérer comme un embryon de cette seconde chambre, pour cogouverner l’entreprise avec le conseil d’administration. (...)

Ce n’est pas la technologie qui nous sauvera. On a tout à fait les moyens d’économiser les trois quarts de notre consommation, sans nouvelle technologie, à condition de vouloir le faire. Il faut donc une volonté politique, et une organisation qui le permette. C’est là que se préoccuper du gouvernement de l’entreprise fera une différence car si nous continuons à laisser aux seuls apporteurs de capitaux le pouvoir sur l’entreprise, dans un monde où les coûts de l’énergie sont tellement bas, les décisions seront nécessairement défavorables à la nécessité de créer plus de travail humain et biaisées en faveur du retour sur investissement du capital. Avec un gouvernement d’entreprises capitalistes structuré comme c’est le cas aujourd’hui, les apporteurs de capital ne vont pas « naturellement » tenir compte du travail des humains, ni des limites de la planète.

Quels sont les leviers pour enclencher ce changement de cap radical ?

Il y en a plusieurs. Ma collègue et coautrice Julie Battilana, qui travaille sur ce champ de recherche, indique trois enjeux collectifs fondamentaux : l’agitation, l’innovation et l’orchestration (...)

Nous pouvons aussi citer les « Territoires zéro chômeur de longue durée » qui sont des laboratoires où l’on peut voir une vraie inflexion sur la place des travailleurs dans l’organisation du travail. Ce sont eux qui se signalent comme voulant travailler, et qui construisent leur emploi en identifiant les besoins non remplis par le marché comme dans le domaine du soin aux personnes et du soin à la planète. Ils valorisent ainsi leurs expériences, leurs souhaits de contribuer et leurs compétences. C’est une perspective totalement différente de ce que proposent et prétendent le « marché de l’emploi » et ses porte-parole qui estiment que les individus sont des paresseux, qu’il y a de l’emploi solvable pour tout le monde et qu’il suffit de « traverser la rue » pour en trouver. Cette expérimentation en cours préfigure une « Garantie d’emploi » pour tous et toutes, telle que l’économiste américaine Pavlina Tcherneva la théorise.