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Semira Adamu — résister en centre fermé
Article mis en ligne le 25 septembre 2018

Semira Adamu était une jeune femme nigériane ; elle militait depuis l’intérieur d’un centre fermé en Belgique, où sont retenues les personnes « sans-papiers ». Ce 22 septembre 2018 marque les 20 ans, jour pour jour, de sa mort, tuée par l’escorte de gendarmes en charge de son expulsion. Il y a peu, une autre réfugiée décédait des mains des forces de l’ordre belges : Mawda, une fille de 2 ans tombée d’une balle dans la tête. Le gouvernement belge vient à nouveau d’autoriser l’enfermement d’enfants et la Coordination Semira Adamu 2018 clame dans la capitale de l’Union européenne : « Ils ont tué une femme, pas son combat ! » Nous rencontrons Cataline, anciennement membre du Collectif contre les expulsions ; elle nous fait le récit du combat et de la mort de Semira Adamu, qui bouleversa la Belgique.

Nous étions un petit collectif réuni à la faveur d’un appel d’autres défenseurs français de sans-papiers qui occupaient beaucoup les églises, dans les années 1990. En France, des expulsions avaient lieu parmi les gens qui occupaient ces églises. Comme tous les collectifs se rendaient à l’aéroport pour les empêcher en mettant un bazar pas possible, elles ne pouvaient plus avoir lieu. L’État français s’était alors dit qu’il allait passer par la Belgique, c’est-à-dire envoyer les détenus là-bas pour les expulser via l’aéroport de Zaventem. On est en avril 1998 : notre collectif entre en lien avec le collectif anti-expulsion de France. (...)

On était quelques-uns à avoir envie de travailler avec des sans-papiers parce qu’on pensait que c’était quand même curieux que des gens vivent à côté de nous sans être vraiment parmi nous, et ceci pour des raisons administratives. On a commencé à mener des actions à l’aéroport pour empêcher des expulsions. Au départ, on était informés des dates d’expulsion par les collectifs français. Puis on a continué à y aller à l’aveugle, pour finir par y aller un peu tout le temps. On découvrait les expulsions : on ne s’était jamais vraiment demandés où finissaient les personnes sans-papiers qui étaient arrêtées. Il y avait moins de centres de rétentions, et ce n’était pas dans la presse. On n’en parlait pas comme aujourd’hui. (...)

On parlait aux voyageurs, spontanément, dans les files, pour leur dire « Si quelqu’un se fait expulser depuis votre avion, restez debout et dites que vous n’êtes pas d’accord ». Notre argumentaire était très simple : peu importe qui est la personne en question, si elle ne veut pas partir, il faut l’écouter et agir. Il y a eu quatre collectifs en Belgique : un à Liège, un à Bruxelles, un à Gand et un à Louvain.

Ça a duré comme ça un mois et demi environ, et puis arrive Semira. Elle entre dans nos vies, et d’autres avec elle, soit quasiment tout une aile du centre fermé : Bonswaka, Rosa, Fatimata, Steve, etc. Semira Adamu était détenue dans un centre fermé. Un jour, elle a relevé un numéro de téléphone déployé sur une banderole que tenait un groupe de personnes de l’autre côté de la grille — c’est comme ça que ça a démarré. Très vite on a fait des collectes pour acheter des cartes de téléphone à leur transmettre, et les connexions entre l’intérieur et l’extérieur se sont établies(...)

Ah, et il n’y avait qu’un seul grillage à l’époque, à la place de la double rangée surmontée de barbelés d’aujourd’hui (...))

C’est Semira qui établit le premier contact. Le premier choc est de se dire que c’est une fille de nos âges : elle a 20 ans. Une véritable rencontre. Des lettres s’échangent ; d’emblée, elle nous donne des informations sur le fonctionnement des centres — ce qui était un gros point d’interrogation pour nous. Quand ce groupe de résistants de l’intérieur avait connaissance d’une date d’expulsion, même d’une autre personne qu’ils pouvaient à peine connaître, si cette dernière le voulait bien ils nous fournissaient les informations. Semira avait envie de soutien, c’est pour ça qu’elle a appelé. C’était une femme lettrée, elle parlait plusieurs langues ; elle venait d’une famille qui lui permettait d’accéder à ce type de savoir. Elle avait envie d’être libre, mener sa vie, mais sa famille voulait la marier à un homme polygame. Elle refusait ; c’est pourquoi elle s’est enfuie du Nigeria. Initialement, elle n’avait pas l’intention de venir en Belgique mais elle s’y était retrouvée détenue au cours d’une correspondance d’avion. Elle ne voulait pas être renvoyée chez elle — et les autres non plus. Alors ils se sont organisés de l’intérieur. (...)

Puis quelque chose se produit : une déclaration de personnalités publiques qui disent accueillir chez elles des évadés du 127bis, sur le mode de la désobéissance civile, et ça fait boule de neige. Se met en place un chouette réseau de solidarité ; de très nombreuses associations vont nous soutenir. C’est ainsi que plusieurs personnes s’en sont sorties ; j’en connais encore une aujourd’hui, qui va très bien, qui a deux enfants, qui a été régularisée par la suite. Il y a aussi des gens dont on n’a plus jamais entendu parler. (...)

(Semira) se dit menacée, inquiète. Je peux rajouter des éléments qu’elle avait transmis au collectif : les matons vont dans sa chambre, lui prennent ses photos, lui font subir des traitements humiliants. Il y a un évident travail de sape sur elle. C’est très important car ces « détails » seront significatifs dans le débat qui secouera plus tard la Belgique : son meurtre avait-il été prémédité ? Nous, nous savions qu’il y avait de claires menaces contre elle : ils lui disaient qu’ils allaient lui faire mal si elle ne se laissait pas faire. C’est ce qu’elle rapporte et nous écrit ; d’ailleurs, certaines de ses lettres sont disponibles sur le site du collectif contre les expulsions. Fatimata — l’amie la plus proche de Semira dans le centre et sa voisine de chambre, qui sera libérée 9 mois après sa mort — rapporte aussi des faits révélant un climat vexatoire envers Semira. Mais elle était du genre à ne pas céder (...)

Semira devient une figure publique ; la presse produit de plus en plus d’articles sur elle. Il y a aussi le parrainage par Lise Thiry, chercheuse reconnue et personnalité publique. Quelques jours avant la mort de Semira, je suis à l’aéroport avec Sarah Goldberg, figure de la résistance : nous sommes un petit groupe et nous entrons dans la salle des pilotes — ce qui est très facile avec des caméras, présentes notamment parce que Sarah est là ! — pour leur demander de refuser de voler lorsqu’une expulsion est prévue dans leur avion. Même si elle était là en filigrane, c’était moins la question des papiers que celles de l’enfermement et des expulsions qui réunissaient toutes ces figures — alors qu’avec le collectif, on revendiquait évidemment des papiers pour tous. Mais les positions se sont radicalisées avec le temps, et en particulier après la mort de Semira. (...)

La suite de l’histoire de Semira est racontée par les images qu’on a découvertes plus tard avec le procès. Il y a une escorte de six gendarmes, qui la font entrer dans l’avion avant les passagers pour qu’ils ne la voient pas, et la gardent au fond. Elle se manifeste un peu au départ et, rapidement, ne fait que chanter ; puis il y a 11 minutes d’agonie : sa tête est appuyée sur un coussin pour qu’elle se taise. Elle s’urine dessus, et sans doute plus : dans l’enregistrement, on entend les gendarmes dire « Elle pue ». Ils maintiennent la pression du coussin. Au bout d’un moment ils voient qu’elle respire « bizarrement », qu’elle ne bouge plus. Ils finissent par appeler l’ambulance. Cela prend pas mal de temps avant qu’ils la déclarent morte. Des propos divergents sont tenus — comme ils ont fait avec la petite Mawda : alors qu’elle est déjà en mort clinique à son arrivée à l’hôpital le matin, ça n’est annoncé qu’une fois le soir tombé. Beaucoup de gens débarquent devant l’hôpital. On entend à la radio le médecin de l’hôpital annoncer la mort de Semira et la voix de Lise Thiry dire « Oh non, c’est pas vrai ». C’est très violent. On grandit vite, d’un coup, pour certains d’entre nous — il y en a qui craquent complètement.

La suite est assez violente, pour nous aussi. On se retrouve avec toute la presse, étrangère incluse, qui nous tombe dessus — certains nous harcèlent vraiment. Un véritable raz-de-marée médiatique (...)

On invisibilise, on passe sous silence les actions, les luttes des personnes depuis les centres fermés ; on fait croire qu’il s’agit uniquement de luttes organisées par « des petits Blancs » de l’extérieur. Si la police réprime les actions de soutien depuis l’extérieur, c’est pour ne pas prendre le risque qu’elles renforcent ce qui se produit à l’intérieur. C’est pour ça qu’un deuxième grillage a été placé autour des centres fermés. Quand des gens de l’extérieur font du bruit, ça soutient et parfois renforce les gens qui se battent déjà à l’intérieur. C’est leur grande crainte. Il y a toujours des mouvements intérieurs, notamment des grèves de la faim. Ils les brisent désormais beaucoup plus tôt. (...)

notre Collectif contre les expulsions n’a pas vraiment survécu à Semira. Ce qui m’inquiéterait, aujourd’hui, c’est qu’on reste bloqués sur le seul fait qu’il y a des gens qui sont morts en résistant — en oubliant tous ceux qui ont résisté, résistent et sont vivants. C’est ce que les événements organisés par la Coordination Semira Adamu 2018 visent à faire émerger : un échange sur nos luttes et nos expériences concrètes.