
L’ex-chef des services secrets intérieurs français a été mis en examen, le 28 juin, pour l’espionnage présumé illégal du futur député François Ruffin (LFI) et de son journal « Fakir » au bénéfice de la multinationale LVMH, dirigée par le milliardaire Bernard Arnault. Un nouveau front judiciaire dans une affaire tentaculaire.
Au terme de dix heures d’un interrogatoire mené par les juges d’instruction Aude Buresi et Virginie Tilmont, l’ancien chef des services secrets intérieurs français, Bernard Squarcini, tient à conclure la journée par quelques mots qui sonnent comme le début d’un (timide) mea culpa. (...)
Il faut dire que la journée a été rude pour « le Squale », son surnom. L’ancien patron tout-puissant de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd’hui DGSI) sous Sarkozy a en effet écopé, ce 28 juin, de trois nouvelles mises en examen, dont la complicité d’atteinte à la vie privée, pour l’espionnage présumé illégal en 2013 et 2014 du futur député François Ruffin (LFI) et de son journal militant Fakir au bénéfice de la multinationale LVMH, dirigée par le milliardaire Bernard Arnault.
Cela porte désormais à 16 le nombre des chefs de mise en examen qui, de la compromission du secret de la défense nationale au détournement de fonds publics, en passant par le trafic d’influence, visent Bernard Squarcini dans un dossier tentaculaire, dont l’épisode Ruffin/Fakir n’est qu’un volet parmi d’autres.
Après une décennie d’investigations judiciaires, l’affaire Squarcini apparaît aujourd’hui comme la démonstration la plus documentée qui soit à ce jour des intrications possibles entre les mondes du renseignement et les puissances d’argent. Un dossier où il est tout à la fois question de LVMH, de Cahuzac, de Djouhri, de Takieddine, de Sarkozy, de ventes d’armes, de Libye, du Kurdistan ou, grande spécialité du Squale, de mafia corse.
Bernard Squarcini est présumé innocent. (...)
Un trésor « secret défense »
393 : c’est le nombre vertigineux de documents classifiés « confidentiel défense » ou « secret défense » que Bernard Squarcini a pris avec lui en quittant son bureau de directeur des service secrets intérieurs, en 2012, après l’arrivée au pouvoir de François Hollande.
Les documents, qui émanent de plusieurs administrations (ministères de l’intérieur, de la défense, de l’économie, mais aussi de l’Élysée et de Matignon), ont été retrouvés en 2016 par la police en perquisition, dispersés dans une malle au domicile de Squarcini, dans un coffre de banque à son nom à la BNP ou dans ses bureaux de LVMH, qui l’a recruté après son départ de la DCRI.
De tels documents n’ont théoriquement rien à faire dans de tels endroits, et leur potentielle révélation à des tiers non habilités au secret défense explique le délit présumé de compromission du secret de la défense nationale qui est aujourd’hui reproché à Bernard Squarcini.
Le 28 juin dernier, devant les juges Buresi et Tilmont, l’ancien maître espion de Sarkozy a eu bien du mal à s’expliquer la raison de cette conservation de documents classifiés, d’autant que si certains concernaient la mouvance islamiste en France, d’autres avaient trait à des personnages au centre d’affaires financières et politiques explosives, comme Karachi ou Clearstream, les intermédiaires Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, l’informaticien et lanceur d’alerte de HSBC Hervé Falciani ou encore l’affairiste Thierry Gaubert… (...)
Barbouzeries de luxe
Sitôt retiré de la fonction publique en 2012, Bernard Squarcini trouve refuge chez… LVMH, une maison passée maîtresse dans le pantouflage d’anciens magistrats, policiers ou membres de cabinets ministériels.
Une reconversion très rentable pour le Squale : sur la période visée par l’enquête judiciaire (2013-2016), sa société de renseignement privée, baptisée Kyrnos (qui signifie « la Corse » en grec ancien), a perçu 2,2 millions d’euros de LVMH.
Selon les plus récentes conclusions des juges d’instruction, il apparaît que ce que Bernard Squarcini a surtout « vendu à LVMH, ce sont des facilités à débloquer des situations dans la sphère publique et à obtenir des informations de nature confidentielle ». (...)
L’enquête des juges Buresi et Tilmont montre aujourd’hui l’étendue du réseau de Bernard Squarcini au sein de l’État – un magistrat, un chef de la police ou un membre des services de renseignement – pour obtenir des informations couvertes par le secret sur les investigations en cours. En audition, le Squale a expliqué avoir été passif face au flot d’informations reçues : « Oui. Je reçois un coup de fil, on me raconte des choses mais je n’en fais rien. »
Parmi les sources privilégiées de Squarcini, il y a l’ex-patron de la PJ parisienne, Christian Flaesch, également mis en examen dans le dossier. (...)
L’autre épisode qui illustre la méthode Squarcini au profit de LVMH porte sur la surveillance du futur député François Ruffin et de son journal Fakir au moment du tournage et de la sortie en salles du documentaire césarisé Merci Patron !, consacré à Bernard Arnault.
De la même manière, plusieurs services d’État ont été discrètement mis en branle par Bernard Squarcini pour obtenir des informations sur Ruffin et Fakir. L’affaire avait même mobilisé plusieurs membres d’une cellule de renseignement installée à l’Élysée, dont au moins un membre, réputé proche de cadres de LVMH, a reçu par la suite un lot de six bouteilles de Château d’Yquem, un grand cru propriété de la multinationale. (...)
Mais la surveillance des joyeux drilles de Fakir a aussi été opérée par l’entremise de sociétés privées de renseignement. Comme l’a déjà raconté Mediapart, un récent rapport de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la police judiciaire a d’ailleurs conclu que « la société LVMH […] a rémunéré une société privée afin d’obtenir des renseignements sur les activités associatives, politiques ou privées des membres de l’association Fakir et particulièrement de François Ruffin, ainsi que pour récupérer illégalement une copie du film Merci Patron ! ».
La société en question, qui avait réussi à infiltrer des sources au sein de Fakir, était dans les faits prestataire de celle de Squarcini, elle-même rémunérée par LVMH. (...)
D’un commun accord, Bernard Squarcini et LVMH ont mis fin à leur collaboration à cause de l’affaire judiciaire qui entache leurs réputations respectives.