
La relocalisation de certaines activités économiques devient une réalité en Bretagne. En 2021, deux usines de production de masques devraient voir le jour dans les Côtes-d’Armor. L’une est portée par une coopérative, l’autre par un milliardaire suisse. Sur place, l’existence de ces deux projets parallèles interroge.
(...) Une usine de production de masques abandonnée par l’État
L’histoire commence le 26 mars 2020. Nous sommes alors en pleine épidémie de Covid-19. Serge le Quéau, de l’union syndicale Solidaires, fait remonter le scandale d’une fermeture d’usine régionale de production de masques en 2018, faute de soutiens publics et dans l’indifférence générale [1]. « Non seulement le groupe Honeywell, propriétaire de l’usine, a délocalisé sa production de masques en Tunisie et en Chine, non seulement cette firme a bénéficié d’aides publiques considérables et sans contreparties, mais elle a en outre vendu et fait détruire ses machines de fabrication de masques auprès d’un ferrailleur ! », détaille Serge Le Quéau.
Solange, qui a travaillé pendant 30 ans dans l’entreprise, se souvient comme si c’était hier de la destruction de son outil de travail. « Ils ont tout démoli sous nos yeux. C’était vraiment très dur. Ces machines, je les avais vues arriver, j’avais travaillé dessus pendant des années, j’avais aidé à les améliorer. En plus, ils ont vraiment fait ça sous notre nez, entre les mois de juillet et septembre 2018. J’entends encore le bruit des tronçonneuses occupées à tout casser. Et nous n’avons même pas eu le droit d’emmener le moindre trépied chez nous. » (...)
Une coopérative pour assurer la sécurité sanitaire ?
Le communiqué de presse qui révèle ce scandale, largement repris par les médias régionaux et nationaux, suggère de relancer le site industriel sacrifié. « Très inquiets de la pénurie de matériel pour le personnel soignant, nous avons considéré qu’il y avait là une urgence », explique Serge le Quéau, qui a travaillé en étroite complicité avec René Louail, un temps porte-parole de la Confédération paysanne, et élu régional pendant six ans. Dès le départ, ils envisagent une forme coopérative et soumettent leur idées à d’anciens salariés, à des parlementaires et à des collectivités territoriales.
Alors que l’idée fait son chemin, René Louail contracte la Covid-19 et doit être hospitalisé d’urgence. « Il était vraiment très mal, il a failli y passer, retrace Serge Le Quéau, mais il a trouvé le temps de me dire d’appeler Guy Hascoët à la rescousse. Ils ont été élus ensemble à la Région et se connaissent bien. » Guy Hascoët a surtout été secrétaire d’État à l’économie sociale et solidaire du gouvernement Jospin. Il connaît donc particulièrement bien le domaine des coopératives. Il réussit à convaincre Loïg Chesnais-Girard, président (PS) de la région Bretagne, que le projet est sérieux. Alain Cadec, président (LR) des Côtes-d’Armor y croit lui aussi. Une étude de faisabilité de société coopérative d’intérêt collectif (Scic) est lancée.
Un député LR invite un milliardaire suisse
C’est à ce moment-là, fin avril, que débarque Abdallah Chatila, milliardaire suisse qui a fait fortune dans la joaillerie et l’immobilier. Il promet 15 millions d’euros pour racheter l’ancienne usine d’Honeywell et relancer la production de masques. Les personnes mobilisées autour du projet de société coopérative tombent des nues. « Nous avons appris l’existence de ce nouveau projet par la presse, comme tout le monde » (...)
L’arrivée d’un milliardaire qui promet la création de plus de 150 emplois ravit plusieurs élus locaux, ainsi que ceux et celles qui voient là un espoir de retrouver du boulot. Mais parmi les anciens salariés d’Honeywell, la méfiance est réelle. « Je n’y crois pas, dit simplement Solange. On a trop souffert avec Honeywell qui nous a laissés tomber après avoir touché beaucoup de subventions. Ils se sont aussi régalés avec la vente de l’entrepôt et ont profité du chômage partiel pendant des année ! Il faut bien comprendre que, ici, le départ d’Honeywell, c’est un traumatisme. Il y a des gens qui ne s’en sont jamais remis. Des femmes seules, surtout. »
Côté projet coopératif, on encaisse le choc. Guy Hascoët poursuit son étude de faisabilité et convainc définitivement Loïg Chesnais-Girard et Alain Cadec, qui officialisent la création de la coopérative le 3 juillet 2020. Guy Hascoët est nommé président ; un directeur, ingénieur textile, est recruté. « En plus de la production de masques, nous prévoyons de fabriquer du Meltblown, textile non tissé filtrant qui confère la haute performance des masques », explique Guy Hascoët. Développée en lien avec le centre européen des textiles innovants (CETI), cette diversification d’activité permet à la coop de remporter l’appel d’offres lancé par l’État pour la relance de la filière textile française (...)
Soutenu par la Région Bretagne et le département des Côtes-d’Armor, le projet de coopérative l’est aussi par des centaines de particuliers. (...)
Pour le moment, dans l’attente des machines qui seront livrées en décembre, la coop recrute. Toute l’équipe support et fabrication de masques est en train d’être embauchée. Les personnes qui seront sur le volet fabrication textile seront recrutées plus tard, sans doute au printemps. À terme, entre 40 et 50 emplois pourraient être créés.
Les syndicats restent prudents
Du côté de Sanitrade, la filiale du milliardaire Abdallah Chatila, on assure que trois fois plus d’emplois seront créés. Une vingtaine de personnes ont d’ores et déjà été recrutées. « Près de la moitié viennent de l’ancienne usine de masques », dit le service communication du groupe M3. Elles s’activent pour encadrer les travaux d’aménagement de l’ancienne usine, préparer l’arrivée de la première machine au mois de décembre, et lancer la production en janvier. Le timing est identique à celui de la coop. Autres similarités : la même volonté de diversifier l’activité, avec la fabrication sur place des matières premières, et de confectionner à terme des charlottes et sur-blouses, voire peut-être du gel hydroalcoolique. Les clients envisagés, outre le grand public, viennent des secteurs de la santé et de l’industrie « en France, en Europe et dans le reste du monde », explique M3. (...)
Face à ces deux projets concurrents, les syndicats avancent en ordre dispersé. (...)
L’industriel « s’engage », les salariés attendent de voir
« Ce ne sont pas du tout les mêmes projets, reprend Guy Hascoët. La coop n’est pas une simple réponse à la crise. Nous souhaitons répondre aux besoins du territoire dans la durée, et prévoyons un système de pré-achats solidaires, pour pouvoir fournir des masques aux publics socialement fragiles ici, ou dans des pays moins développés. » Pour lui « le problème avec les actionnaires majoritaires, et non implantés localement, c’est que s’ils veulent partir, ils partent. On a déjà vécu ça avec Honeywell, et les salariés n’y peuvent absolument rien. » « Je ne suis pas un groupe coté en Bourse, répond Abdallah Chatila. J’investis de l’argent et je vais donc faire le maximum pour que cette société reste pérenne le plus longtemps possible. »
« Monsieur Chatila s’engage à produire localement afin de ne plus dépendre de pays tiers. Nous achetons actuellement les machines et des matières auprès de fournisseurs Français », ajoute le groupe M3 interrogé par Basta !. Dans les Côtes-d’Armor, où il n’est pas toujours facile de trouver du boulot, on demande à voir. (...)