
Après la première secousse, énorme, les gens sont descendus dans la rue, en masse.
Et maintenant, le calme est revenu, les gens sont rentrés chez eux, mais il y a toutes ces répliques inquiétantes qui révèlent les fractures, les déchirures de la société française. Il y a ces quelques incidents dans des salles de classe provoqués par des jeunes qui se désolidarisent du deuil national et qui revendiquent une certaine solidarité avec les tueurs, ces petites apologies provocantes du terrorisme djihadiste, ces refus d’entonner en cœur l’hymne national, et il y a toutes ces autres répliques dont les médias et le pouvoir parlent peu, toutes ces répliques qui perpétuent et amplifient le racisme et la violence ordinaire subis par certaines communautés. Ainsi, selon l’Observatoire national contre l’islamophobie, cent vingt-huit actes antimusulmans ont été recensés en France entre l’attentat contre Charlie Hebdo et le 20 janvier, soit presque autant en deux semaines que sur toute l’année 2014.
La France abrite un monde parallèle. Le Premier ministre découvre ou redécouvre subitement certaines souffrances, il dénonce la « ghettoïsation » des banlieues et parle « d’apartheid territorial, social, ethnique » tandis que les journalistes, les présentateurs de télévision, ont de plus en plus tendance à discriminer les citoyens en fonction de leur confession religieuse à l’instar de David Pujadas qui, en lançant un reportage sur France 2, a présenté une victime d’acte islamophobe en tant que « musulman marié à une française ».
Je « parle vrai », je suis capable d’empathie, mais je déclare la guerre à l’Islam radical et je continue la même politique qui accentue les inégalités, exclut, et multiplie les frustrations ; j’informe en déplorant l’islamophobie mais je contribue à l’ostracisation de certains français.
Les autorités, les faiseurs d’opinion, donnent à l’islam un statut particulier ; cette religion acquiert en quelque sorte ses lettres de bassesse sur le territoire national. L’islam inquiète par son caractère intrusif, par sa radicalité potentielle. L’islam est une menace car c’est l’étendard de pays terroristes. Les français de religion musulmane sont des fondamentalistes en devenir ; les catholiques intégristes ou les juifs extrémistes du Betar sont avant tout des français.
En réaction, la laïcité est devenue la valeur fondamentale de la République et le gouvernement rappelle qu’elle doit être impérativement respectée à l’école. Mais comment peut-on « préserver un espace des fureurs du monde et des passions », selon les mots de Régis Debray, quand « ces fureurs » envahissent tout notre espace et notre environnement ? Nous ne sommes plus à l’époque de Jules Ferry où l’école était le lieu unique et sanctuarisé d’acquisition des savoirs. Aujourd’hui, la parole du maître n’est qu’une parole parmi d’autres, sa portée est bien moindre que celle des ondes des téléphones portables et des tablettes. Et Internet assure un service permanent . . .. L’enseignement est laïc mais la mondialisation malheureuse et ses guerres de religion s’invitent quand même dans la salle de cours. Comment tenir à l’écart du domaine public, et notamment de l’école, les passions confessionnelles quand tout concourt à encourager les replis identitaires, communautaires, et à exacerber les rivalités ?
Mais la religion et ses dérives sectaires (qui sont souvent des sous-produits de la misère et de l’exploitation) ne sont pas les seuls instruments de domination des consciences. Il y a de multiples façons de soumettre l’individu et de canaliser ses comportements.
Le capitalisme financier et son clergé imposent aussi un ordre particulièrement exigeant et envahissant, une autre religion du monde moderne. Se poser la question de la liberté de conscience devrait nous conduire à adopter une conception plus vaste, plus englobante, de la laïcité, à l’école et dans le domaine public, afin de s’affranchir le plus possible de tous les sacerdoces et de toutes les pressions susceptibles de brider ou d’altérer le jugement des citoyens.
Après avoir presque totalement assujetti le monde universitaire et la recherche, l’entreprise impose de plus en plus sa « barbarie douce » au lycée et à l’école ; les élèves sont de plus en plus biberonnés à l’esprit d’entreprise sans les antidotes que peuvent constituer les cours de sciences biologiques et humaines. Le patronat ne peut rêver d’un meilleur sédatif pour les jeunes esprits !
Mais le conformisme, le carriérisme, et le manque d’esprit critique sont des attributs de l’homme moderne qui conviennent très bien à la société de consommation et à nos dirigeants.
Un massacre qui illustre la faillite de notre modèle républicain et le fiasco de nos services de renseignement peuvent ainsi aboutir à quelques instants de gloire pour Manuel Valls à l’Assemblée nationale et à la remontée de François Hollande dans les sondages d’opinion.