
Que vise le retour de la morale à l’école, prôné par le gouvernement ? Selon Ruwen Ogien, ce n’est qu’un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur situation de plus en plus précaire.
Alors que [1] les congés scolaires de l’été 2011 n’étaient pas encore achevés, le Ministre de l’éducation, Luc Chatel, s’était déjà remis au travail pour annoncer en grande pompe le retour de l’instruction morale à l’école élémentaire. [2] La mesure, présentée comme une innovation pédagogique importante, qui restaurait enfin un programme abusivement supprimé il y a près de quarante ans à cause d’une supposée dérive post soixante-huitarde [3], n’avait pourtant rien d’original. Trois ans auparavant déjà, en 2008, Xavier Darcos, alors en charge de l’Éducation dans le premier gouvernement Fillon, avait remplacé l’éducation civique par l’instruction civique et morale. [4]
L’utilité d’ajouter une mesure à peu près identique à celle qui existait déjà (et qui ne sera probablement pas plus appliquée que cette dernière) n’étant pas évidente, il était légitime de se demander ce qu’elle visait vraiment. Les syndicats dénoncèrent une manœuvre « destinée à masquer les véritables problèmes de l’école, que ce soit les suppressions de postes ou bien le manque de moyens mis en œuvre dans les établissements pour aider les élèves en difficulté » et une opération de communication destinée à flatter un électorat conservateur toujours demandeur d’ordre moral. [5] (...)
La question de savoir pourquoi les cours de morale reviennent à l’école se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il existe, à mon avis, de bonnes raisons philosophiques de les laisser en dehors des salles de classe. Quelles sont-elles ? (...)
Dans une démocratie laïque et pluraliste, comme la France prétend l’être, l’école peut dispenser un enseignement civique, un apprentissage des règles de la coexistence pacifique entre citoyens aux croyances différentes. Mais elle doit rester neutre, en principe, par rapport au contenu de ces croyances, qu’elles soient relatives aux idées de ce qu’est une vie bonne, ou qu’elles soient religieuses.
En effet, dans une démocratie de ce genre, on est censé prendre acte du « fait du pluralisme » moral. (...)
dans l’école démocratique, il est légitime d’instaurer une instruction civique, dont l’objectif est de nous apprendre le fonctionnement des institutions politiques et les règles du vivre ensemble. Mais il n’est pas légitime d’imposer une instruction morale, dont l’ambition serait de nous engager dans l’une ou l’autre de ces façons de vivre.
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La guerre contre les pauvres s’exprime dans des attaques incessantes contre les bénéficiaires de revenus sociaux, accusés d’être le « cancer de la société » et contre les plus défavorisés accusés d’être responsables de leur propre malheur du fait de leur paresse et de leur immoralité. L’idée qui justifie ces projets agressifs, c’est que si vous êtes pauvre, chômeur de longue durée, malade ou sans abri, c’est par votre faute. (...)
Il s’ensuit, dans cette logique qu’il n’est pas immoral d’abandonner à leur sort les laissés pour compte du marché du travail, puisqu’ils sont responsables de ce qui leur arrive.
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le retour de la morale à l’école exprime aussi une certaine philosophie, qu’on comprend mieux si on prend à la lettre les propos des penseurs conservateurs qui le défendent. Ils disent très crûment que mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école permet de « diminuer l’importance du facteur social » dans l’explication de la délinquance ou de l’échec scolaire. [34] C’est en ce sens qu’on peut dire du retour de la morale à l’école qu’il est un nouvel épisode dans la guerre intellectuelle contre les pauvres, visant, comme les précédents, à les rendre responsables des injustices qu’ils subissent.
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