
Les démissions de professeurs des écoles, bien que statistiquement limitées, sont un révélateur de la dégradation des conditions de travail des enseignants dans un contexte d’austérité budgétaire, sans que cette question se limite au thème de la revalorisation des salaires.
Suite à la publication de données qui faisaient état d’une augmentation du nombre de démissions des professeurs des écoles (Jarraud, 2020) et de l’événement tragique qu’a représenté le suicide de Christine Renon le 21 septembre 2019 (Le Monde, 3 octobre 2019), le groupe professionnel des enseignants du primaire a attiré une attention inhabituelle, à rebours d’une conception idéalisée d’un métier avec des horaires souples, une journée de travail qui se termine à 16 heures 30, beaucoup de temps libre et une grande autonomie. C’est d’ailleurs une profession qui attire un nombre relativement important de personnes en reconversion, notamment dans le premier degré, où leur proportion est passée de 18,8 % en 2011 à 28,3 % en 2018 d’admis au concours. En même temps, le taux de démissions, en particulier chez les stagiaires qui sont à mi-temps en stage et à mi-temps en classe, depuis la réforme de 2013 liée à la « refondation de l’école » a triplé entre 2012-2013 et 2015-2016 (...)
La proportion d’enseignants en poste qui démissionnent reste cependant relativement modeste malgré cette augmentation (...)
La proportion d’enseignants en poste qui démissionnent reste cependant relativement modeste malgré cette augmentation (...)
le nombre de démissions, statistiquement insignifiant, n’est qu’un révélateur parmi d’autres, dont la baisse d’attractivité du métier, l’insatisfaction d’une partie grandissante de la profession, etc.
La Nouvelle Gestion Publique : l’exemple de la taille des classes
Commentant les chiffres de démission, le journaliste de l’éducation François Jarraud (2020) observe que « les taux français de démission restent bien en dessous de ceux qui existent dans le monde anglo-saxon, par exemple au Royaume-Uni, évalués à 8 % en 2016 par une étude de la National Foundation for Educational Research (NFER). Il invoque une transformation inéluctable qu’il associe à la généralisation de la Nouvelle Gestion Publique dans les métiers de l’enseignement. (...)
Même s’il existe de fortes convergences entre les différents secteurs où cette dernière est mise en œuvre (il s’agit généralement de faire plus avec moins de moyens), les déclinaisons des principes de la NGP adoptent des formes spécifiques, enchâssées dans l’histoire des professions et des différents segments qui historiquement les structurent. La force idéologique de la NGP est de transformer en objectifs des valeurs propres au service public et auxquelles sont socialisés ses agents, comme, dans l’Éducation Nationale, la réduction des inégalités, transformées en indicateurs qui doivent se concilier avec la réduction des dépenses publiques.
L’exemple de la taille des classes est significatif. En 2010, l’une des fiches envoyées aux inspecteurs d’académie par le ministère pour réaliser des gains d’emploi préconise une augmentation de la taille des classes (Jarraud, 2010). Du constat selon lequel « L’augmentation de la taille moyenne des classes a un impact direct et très important sur les besoins en E.T.P. dans le premier degré », elle en tire que « La définition et l’utilisation des seuils d’ouverture et de fermeture de classes peuvent contribuer efficacement à une augmentation du nombre moyen d’élèves par classe ». On ne renonce pas officiellement aux objectifs de lutte contre les inégalités, on essaie de les rendre compatibles avec des objectifs gestionnaires, parce qu’il serait commode qu’ils le soient. Il est en effet précisé que « la réduction ou le maintien de la taille des classes doit ainsi être réservé aux secteurs relevant de l’éducation prioritaire et être strictement accompagné (pédagogie) et encadré (évaluation) ».
Mais cela suppose souvent une distorsion de la réalité. (...)
réserver ces réductions aux ZEP (devenues entre-temps des REP) revient à occulter que celles-ci ne scolarisent qu’une partie de ces élèves et que, par ailleurs, en les concentrant, les REP produisent aussi des effets négatifs spécifiques qui vont à l’encontre des objectifs annoncés (ce qui ne veut évidemment pas dire que la mixité sociale peut en tant que telle constituer une politique de réduction des inégalités).
La politique d’augmentation du nombre d’élèves par classe a entraîné des effets domino qui sont peu visibles de l’extérieur, mais que notre enquête fait clairement ressortir. Pour éviter les fermetures de classe, les équipes pédagogiques regroupent des niveaux différents, ce qui pose aux débutants de gros problèmes de gestion de classe et un alourdissement du travail de préparation. Selon les contraintes locales, les niveaux ne se suivent pas nécessairement et les enseignants se retrouvent parfois avec deux, voire trois classes en une, en particulier dans les zones rurales où ils sont plus souvent affectés, parfois sur des postes fractionnés (sur plusieurs écoles).
Cette politique de regroupement des classes a évidemment des effets variables selon les territoires concernés : elle a davantage concerné les zones peu denses, où sont plus souvent affectés les débutants. Elle n’est qu’une des mesures préconisées et mises en œuvre. La réduction du nombre d’enseignants spécialisés, non remplacés pour une partie d’entre eux, réintégrés dans des classes ordinaires pour une autre partie, la limitation du volant de remplaçants, d’intervenants extérieurs en langue (remplacés par des enseignants habilités pour les besoins de la cause gestionnaire à le faire), ont également eu des effets délétères sur les conditions de travail et d’enseignement (...)
Les mesures d’austérité ont d’autant plus lourdement pesé qu’elles se sont ajoutées à une réforme majeure qui aurait supposé que le nombre d’élèves fût au contraire réduit et les aides apportées aux enseignants renforcées : la politique d’inclusion scolaire impulsée par la loi 2005 sur le handicap qui suppose d’accueillir au sein de l’ordre ordinaire des élèves en situation de handicap si les parents en expriment la volonté, ce qui est un objectif de la déclaration de Salamanque (1994) en faveur d’une politique scolaire « inclusive ». Cette politique inclusive est un exemple typique de la manière dont un idéal en lui-même difficilement contestable peut se transformer en véritable cauchemar lorsque ses conditions de mise en œuvre ne sont pas réunies. (...)
On peut s’étonner par exemple du constant selon lequel « Pour être considérée comme gagnante, une stratégie doit pouvoir être mise en application par les enseignants, donc dans le contexte des contraintes reliées à leur pratique et en tenant compte de la spécificité de leur expertise professionnelle » (Lavoie et Thomazet, 2013, p. 116). Mais par définition quelle pourrait être la valeur d’une stratégie qui ne tiendrait pas compte des contraintes de la réalité ?
Certes, selon les types de handicaps, les situations sont très variables et certains d’entre eux ne posent pas de problèmes particuliers. Cependant, les difficultés que posent certains handicaps reviennent très régulièrement dans les entretiens (certaines formes d’autisme induisant des comportements difficiles à contrôler, des pathologies se traduisant par des troubles du comportement). Ils sont perçus comme une cause majeure de précarité de la situation de travail elle-même : les enseignants mentionnent des élèves qui montent sur les tables, écrivent sur les murs, se promènent avec des ciseaux à la main, sont des dangers pour eux-mêmes et pour les autres élèves, ou encore d’autres dont ils ne savent que faire parce qu’ils ont été « inclus » sans consignes précises dispensées à l’enseignant pour qu’il puisse lui proposer des activités adaptées. La politique inclusive, parce qu’elle peut conduire à de telles situations, est vécue comme une des causes qui rendent les conditions de travail insoutenables (avec le nombre d’élèves par classe), d’abord par les contraintes pratiques qu’elle engendre : comment faire pour canaliser l’élève excessivement turbulent tout en s’occupant des autres élèves de la classe ? Que faire quand l’Auxiliaire de Vie Scolaire qui a été allouée pour prendre en charge l’élève en situation de handicap et dont le comportement perturbe toute la classe souffre du dos et est considérée inapte à prendre en charge physiquement l’élève, mais que celui-ci est quand même en classe parce que la loi donne un droit aux parents qui n’est pas assorti d’une obligation de moyens pour les enseignants ? (...)
la loi 2005, dans un contexte d’austérité budgétaire, est un élément qui participe à la dégradation des conditions d’enseignement. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il aurait fallu que la politique dite inclusive fût compensée par un allégement par ailleurs de la charge de travail : réduction du nombre d’élèves par classe, augmentation substantielle du nombre d’adultes par école, par exemple. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
Les difficultés sont d’autant plus grandes que, non seulement les aides nécessaires sont loin d’être toujours assurées ou de l’être suffisamment. Les « aides humaines » concernées ne sont d’ailleurs pas reconnues comme des professionnels dotés d’un statut digne de ce nom, mais sont des personnels précaires et sous-payés (Bossard, 2015). Sans que la bonne volonté des individus soit en cause, elles peuvent être plus ou moins appropriées.
C’est donc dans un contexte où les conditions de travail sont déjà passablement dégradées que survient le tournant lié à la rationalisation budgétaire initié par le gouvernement de Nicolas Sarkozy. (...)
injonctions contradictoires et charge de travail accrue
Si les contraintes matérielles sont devenues plus lourdes sous l’effet conjugué des politiques d’austérité et de la politique d’inclusion scolaire, elles ne constituent pas la seule cause de dégradation des conditions de travail dont pâtissent actuellement les enseignants du primaire. Les enseignants sont censés améliorer l’efficacité de leurs pratiques par ce qui semble être présenté, dans les textes officiels comme dans certains articles à vocation scientifique, comme un véritable remède miracle : la « différenciation pédagogique ». L’idée serait de prodiguer à chaque élève ce dont il a besoin pour progresser, tout en maintenant les mêmes objectifs pour tous. (...)
Cela suppose du temps en classe auprès des élèves qui éprouvent le plus de difficultés (pour « étayer »). Mais les enseignants n’ont ni les aides ni la disponibilité nécessaires pour donner à ces élèves l’attention dont ils ont besoin et encore moins si les conditions de gestion de classe sont précaires (double ou triple niveau, élèves en situation de handicap ou/et posant des problèmes de comportement, manque d’expérience professionnelle). Il est également difficile de trouver du temps pour préparer des différenciations, exigées par l’institution (formateurs, inspecteurs). Le plus réalisable est alors de différencier « à la baisse », en réduisant le nombre d’exercices, la longueur d’un texte à lire, la difficulté d’une activité, bref, en adaptant leurs attentes au « niveau » des élèves et dont en les ajustant à la baisse. L’adaptation « à la baisse » est une manière de résoudre les contradictions qui résultent d’une faiblesse des moyens et d’une hétérogénéité des acquis scolaires avec laquelle on demande aux enseignants de composer (dans les textes officiels définissant leurs compétences). Mais on fixe aux enseignants comme référence chaque élève pris individuellement, dans sa « diversité » de sorte qu’ils peuvent être conduits à penser que si chaque élève a progressé par rapport à lui-même, l’objectif est atteint. Or, l’élève peut avoir progressé considérablement par rapport à lui-même tout en restant très loin des acquisitions nécessaires pour une poursuite satisfaisante, sinon heureuse, de la scolarité. (...)
Pourtant, les enseignants sont rendus collectivement responsables des inégalités, au regard des évaluations nationales et surtout internationales.
Cette injonction à la différenciation ajoute un travail supplémentaire, car depuis la loi d’orientation de 2005, qui instaure la généralisation des Programmes Personnalisés de Réussite Educative (PPRE), les enseignants doivent remplir des formulaires fournis par l’inspection et dans lesquels ils décrivent et détaillent les aides apportées aux élèves en difficulté « ordinaire », c’est-à-dire celles qui doivent être résolues au sein de la classe. Ils doivent indiquer et coordonner l’ensemble des aides (externes et internes) dont les élèves bénéficient, ce qui implique de consacrer du temps à essayer de joindre des professionnels extérieurs (orthophonistes, psychologues, etc.), qui, comme eux, sont occupés pendant la journée parce qu’ils travaillent et qu’il faut donc réussir à joindre entre deux rendez-vous, pendant des pauses qui servent à régler toutes sortes de problèmes et qui cette raison, n’en sont plus.
Cette injonction à la différenciation pour les élèves « ordinaires », mais en difficulté s’ajoute au temps supplémentaire qu’implique la scolarisation des élèves en situation de handicap et qui, eux aussi, doivent faire l’objet, en dehors de la classe, d’un « suivi » en collaboration avec différents « partenaires » extérieurs, qu’il faut trouver les moyens de réunir, avec lesquels il faut prendre du temps pour effectuer des bilans, etc. Les « équipes éducatives » destinées à la prise en charge des élèves « à besoins particuliers » se multiplient donc et s’additionnent aux réunions « ordinaires ».
Rationaliser son investissement pour tenir
Choisissant moins que les autres leur affectation, les néo-entrants dans la profession ont de plus en plus de risques de se retrouver dans des classes à double, voire à triple niveau, parfois même sur plusieurs écoles, avec des classes surchargées et des élèves « agités » qui dans une telle configuration, ne peuvent qu’être vécus comme « ingérables ». Mais l’institution ne leur reconnaît pas non plus, de fait, cette dimension de leur métier qui est la préparation de la classe : à mi-temps devant la classe et à mi-temps en formation depuis la loi du 8 juillet 2013 sur la refondation de l’école, ils n’ont aucun temps institutionnellement dédié pour organiser le contenu de leur enseignement et des journées de classe. (...)
Ils ne peuvent prendre ce temps que sur leur temps personnel, qu’ils doivent également consacrer aux travaux à rendre dans le cas de leur formation. Certes, ils se débrouillent : ils préparent la classe en partie pendant leurs propres cours, ils profitent de ces moments de formation pour échanger « des trucs » avec d’autres stagiaires, etc. (...)
Mais ils sont structurellement en situation d’épuisement et de difficultés, c’est la raison pour laquelle ils expriment régulièrement le souhait d’obtenir des outils « clés en main », de séances toutes prêtes, qu’ils pourraient dérouler et grâce auxquelles ils pourraient se sentir un peu plus assurés et faire en toute sécurité leurs premières armes pour maîtriser à la fois le contenu didactique et la gestion d’un groupe. Lorsque cette possibilité leur est donnée, les expériences qu’ils réalisent sont bien plus gratifiantes. Elles leur permettent de commencer par une situation de réussite plutôt que d’échec.
Pour ceux qui sont déjà bien avancés dans la carrière, les difficultés ne sont pas les mêmes : outre les aspects que nous avons déjà mentionnés et qui sont liés aux effets conjoints des nouvelles missions et de l’austérité budgétaire, ils pâtissent d’un alourdissement considérable de la charge de travail. Cet alourdissement résulte de tâches bureaucratiques destinées à formaliser une lutte illusoire parce que sans ressources contre l’échec scolaire, mais aussi à donner à l’institution les moyens de contrôler ou à faire semblant de contrôler leur travail. (...)
Ils sont aussi accablés et usés par la succession de réformes qui dépendent trop manifestement des alternances politiques, s’enchaînent trop rapidement sans bilan ni recul des expériences déjà réalisées pour qu’ils puissent encore leur accorder de l’intérêt. Ces réformes sont généralement imposées à marche forcée, alors que les conditions défavorables de leur mise en œuvre obèrent d’avance l’intérêt qu’elles pourraient éventuellement présenter, comme cela a été le cas pour la réforme des rythmes scolaires. (...)
Très souvent, ces professionnels ne peuvent « tenir » dans leur travail qu’en réduisant eux-mêmes de manière sélective l’attention qu’ils accordent aux usagers les plus « chronophages » et en cherchant à externaliser la prise en charge de ces élèves. Ils justifient cette relégation par toutes sortes de raisons, qui varient en fonction des individus et du contexte : le milieu familial, les désordres psychologiques ou cognitifs dont souffriraient les élèves, l’impossibilité de les faire progresser, etc. Il faudrait de telles transformations dans leurs conditions de travail qu’il leur est difficile d’imaginer que ces élèves, accueillis dans un autre contexte, pourraient aussi progresser de manière décisive. Les enseignants ont d’ailleurs l’impression, massivement, que les élèves sont plus difficiles qu’avant.
Un statut dévalorisé ?
Toutes ces transformations contribuent à expliquer la dévalorisation du métier d’enseignant, qui ne se réduit pas à la question du salaire. (...)
Les enseignants se plaignent d’un manque de considération qui est lié à la dégradation des conditions de travail et à l’impossibilité de faire entendre leurs difficultés face aux injonctions intenables auxquelles ils sont exposés. (...)
les enseignants qui n’en peuvent plus tentent de se mettre à mi-temps ou cherchent par différentes stratégies à échapper à une pression temporelle devenue insoutenable (Lezeau, 2020). Amélie Lezeau montre les limites de ces stratégies, relativement inefficaces. Le passage à mi-temps peut d’ailleurs être refusé en fonction des « besoins de service » et assure surtout un demi-salaire sans que le temps de travail effectif puisse passer en dessous de la barre des 40 heures.
Certes, certains enseignants s’épanouissent encore dans la profession et les contextes de travaux locaux, les trajectoires des professeurs des écoles, leurs attentes, leurs expériences antérieures, produisent une infinité de rapports au métier. Tous ne se retrouvent pas, loin s’en faut, dans des classes nombreuses, à double ou triple niveau, avec des élèves perturbateurs. Ils peuvent être affectés dans des écoles sans problèmes, avec des effectifs raisonnables, ne pas « tomber » sur des élèves particulièrement agités. Mais l’ensemble des enquêtes, de plus en plus nombreuses, qui s’intéressent à leurs conditions de travail, atteste que les conditions de félicité sont de plus en plus rares et que les causes structurelles évoquées dans cet article conduisent beaucoup d’entre eux à un sentiment de lassitude et de démobilisation.
Ce serait une erreur de considérer que les enseignants qui démissionnent sont plus insatisfaits que d’autres : ils ont simplement plus d’opportunités pour partir (une diversité de ressources les caractérise) et parfois, un événement déclencheur (...)