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Quand les artistes deviennent partie prenante du hirak
[Ces bonnes feuilles sont extraites de l’ouvrage Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement qui vient de paraître aux éditions La Fabrique. Vous pouvez lire la recension complète du livre dans notre édition de cette semaine. Photo : Mehdi Ammali ]
Article mis en ligne le 24 février 2020

Formidable mobilisation populaire, le hirak a été également l’occasion d’une stupéfiante effervescence de créations artistiques de haut vol, en particulier de chanteurs et de graphistes. Grâce à la puissance de leur force émotive, leur audience considérable sur le Web et les réseaux sociaux, en Algérie comme dans le reste du monde, a contribué de façon décisive à souder les « marcheurs » des vendredis et des mardis, ainsi qu’à populariser leur détermination à l’échelle internationale.

L’un des phénomènes les plus remarquables du hirak a été l’implication massive des artistes, plus particulièrement des chanteurs, des graphistes et des plasticiens. Dès les premiers jours, l’acteur populaire Merouane Guerouabi s’est exprimé dans une vidéo sur sa page Facebook pour appuyer le mouvement et inviter ses confrères à le rejoindre : on ne doit pas avoir peur en tant qu’artistes d’être marginalisés ou exclus des projets artistiques, a-t-il plaidé en subs- tance. L’arme du chantage du régime, évoquée par l’artiste, n’a donc pas eu d’effet cette fois-ci : beaucoup de créateurs se sont rangés spontanément du côté des manifestants.

L’impulsion artistique première est toutefois venue des supporters du club de foot algérois l’USMA avec leur chanson Casa del Mouradia (titre inspiré de la célèbre série espagnole Casa de papel [1]). La chanson, qui décrit le mal-être de la jeunesse algérienne et la mainmise du régime sur les richesses du pays, est devenue l’hymne du hirak dès le premier jour. Elle a été reprise par plusieurs interprètes à diverses occasions, y compris par un orchestre de musique classique andalouse lors d’un spectacle, chose impensable par le passé. Le fait qu’un orchestre de musique savante réputée élitiste reprenne une chan- son contestataire de supporters de foot a marqué un point de rupture qui a scellé un consensus de toutes les franges de la société contre le régime.

Une exceptionnelle créativité musicale et politique

La toute première chanson dédiée au hirak est née la semaine qui a suivi le 22 février. Amine Chibane esquisse une chanson le lendemain de la manifestation, il contacte la jeune actrice Mina Lachtar, Amel Zen et Aboubakr Maatallah, qui adhèrent au projet, complètent la chanson et composent la musique. Ce noyau a invité d’autres artistes pour tourner un vidéo-clip : « Tous ceux qui ont participé l’ont fait spontanément », se souvient Amine Chibane. En à peine soixante-douze heures, Libérez l’Algérie est en boîte [2]. La chanson, bouleversante d’émotion même pour les non-arabisants ailleurs dans le monde, sera reprise par des millions de manifestants en Algérie et dans d’autres pays. Sur YouTube, elle a enregistré près de 10 millions de vues dix mois plus tard. (...)

« Parce que c’est sorti du cœur », répond spontanément Amine Chibane. Le succès de cette chanson n’a pas tari son inspiration, bien au contraire. Le 6 mai, il enchaîne avec Système dégage : « C’était pour prendre position contre l’élection présidentielle que le régime voulait nous imposer le 4 juillet », explique-t-il [3]. L’artiste poursuivra quelques semaines plus tard avec le groupe Tikoubaouine en lançant Samidoun (Nous résisterons) [4]. Le 5 juillet, jour de la Fête de l’indépendance, il chantera a cappella avec ses amis El houria rahi fel beb (La liberté est à nos portes) pendant la manifestation. Après la vague d’arrestations, il composera Libérez zouaâma (Libérez les leaders) (...)

Le hirak a également révélé des talents méconnus comme Mohamed Kechacha, un chanteur de chaâbi algérois. Dès le 6 avril, il a diffusé un vidéo-clip sur sa chaîne YouTube intitulé 1 000 milliards (en référence aux recettes pétrolières du pays de 1 000 milliards de dollars en vingt ans) [7]. Lawzy, de son nom d’artiste, a subtilement remplacé les paroles d’une œuvre classique du chaâbi par ses propres paroles.

Exercice délicat. Il raconte : « Le cinquième vendredi, je suis revenu épuisé de la manifestation, alors j’ai posé ma tête sur l’oreiller, source de mon inspiration. J’ai commencé à fredonner une vieille chanson tout en essayant de remplacer les paroles comme je fais toujours. Le soir même, j’avais écrit et enregistré la chanson sur mon téléphone. Je l’ai immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux et elle a eu un grand succès. Le lendemain, je suis allé la chanter dans la rue comme à mon habitude. Parmi les gens qui écoutaient, il y avait un réalisateur que je ne connaissais pas. Quand j’ai fini mon spectacle, il m’a proposé de tourner un vidéo-clip gratuitement. » (...)

La très radicale Raja Meziane, trente ans, a emboîté le pas naturellement au hirak. La jeune rappeuse algérienne, étouffée par son exclusion en raison de ses chansons, a choisi l’exil depuis 2015 en République tchèque. Ses textes expriment avec justesse la révolte qui bouillonne dans les cœurs de la majorité des jeunes Algériens. En totale osmose avec ses compatriotes malgré la distance, Raja Meziane a composé la chanson Allo système aux paroles percutantes, le succès a été immédiat (...)

Depuis Paris, le célèbre Soolking (jeune rappeur algérien né en 1989, qui vit en France depuis 2013, dont le premier disque solo Fruit du démon, sorti en 2018, connaît un énorme succès) s’associe au groupe Ouled el Bahdja, à l’origine de Casa del Mouradia, et rejoint le mouvement en mettant en ligne la chanson La Liberté [11]. Le succès est phénoménal : 168 millions de vues sur YouTube en huit mois. Les paroles de La Liberté sont reprises dans toutes les villes d’Algérie lors des manifestations. Mais aussi à Montréal, Paris, Washington, Londres lors des rassemblements de la diaspora (...)

Le génie des pancartes et des banderoles

L’autre champ foisonnant du hirak, qui a surpris tout le monde par son inventivité, est incontestablement le génie des pancartes et des banderoles, inlassablement brandies par les manifestants chaque vendredi. L’inspiration qui nourrit les auteurs de ces œuvres semble inépuisable. (...)

Comme si le silence imposé pendant trente ans s’était miraculeusement fracassé.

Ces créateurs anonymes ont puisé au plus profond de la culture populaire, longtemps occultée par des montagnes de médiocrité imbuvables. (...)

D’innombrables manifestants ont porté leur propre pancarte fabriquée de leurs mains, caricatures, collages, slogans, humour fleurissant chaque vendredi sans insultes ni grossièretés. La rue est devenue au fil des vendredis un immense espace d’exposition libre. Chaque pancarte, chaque banderole, raconte une histoire, souligne une revendication, illustre une situation, moque une décision du pouvoir. Souvent, ces artistes anonymes réagissent aux discours hebdomadaires du chef d’état-major par une caricature, un dessin, une fresque ou un slogan. (...)