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« Quand j’ai décidé de me convertir au bio, les autres agriculteurs m’ont dit que j’étais fou »
Article mis en ligne le 22 juillet 2021
dernière modification le 21 juillet 2021

Non loin de la « mer de plastique », immenses étendues de serres en Andalousie, où sont cultivés des légumes exportés dans toute l’Europe, le bio gagne lentement du terrain malgré les préjugés.

Rafael Fornieles, agriculteur andalou, n’utilise plus de pesticides, ni d’engrais chimiques. Ses cinq hectares d’amandiers sont cultivés en bio ; une habitude qui se développe dans la région, plutôt connue pour sa « mer de plastique », temple européen de l’agriculture intensive sous serre qui s’étend sur plus de 300 km².

La ferme de Rafael, agriculteur depuis 17 ans, se trouve au bout d’une piste tortueuse, dans le creux d’une vallée discrète, après un défilé d’oliviers, d’orangers et d’amandiers. Nous sommes sur la commune de Canjayar, 600 mètres d’altitude, 1000 et quelques habitants. Des années que ce touche-à-tout de 59 ans y pensait, mais que le coût de la certification l’en dissuadait. 960 euros par an pour passer ses quasi 5 hectares d’amandiers en bio. C’était trop. « Ça m’emmerdait de donner autant d’argent à des bureaucrates », s’énerve ce natif du coin, dont les amandiers sont encore jeunes et peu productifs. Et puis sa coopérative, basée un peu plus au sud dans la « mer de plastique » s’est présentée. « Elle pousse tous ses membres à se mettre à l’agriculture biologique, c’est son nouveau credo, explique l’homme boiteux, à la peau halée par le soleil. Ils m’ont convaincu quand ils m’ont expliqué qu’ils se chargeaient de toute la paperasse, et que je n’avais à payer que 160 euros par an. » (...)

Aujourd’hui, les papiers sont faits. Il ne lui reste plus qu’à signer, puis la transition prendra trois ans. À deux euros le kilo d’amandes en moyenne, contre la moitié en conventionnel, l’argument économique est prépondérant. Rafael Fornieles, qui cultivait avant tomates et haricots plats, prévoit près de 100 000 euros de bénéfices annuels une fois que les amandiers seront arrivés à maturité. La quasi intégralité de sa production d’amandes, environ 4000 kg par an, est exportée. En amont de ses verts amandiers, les oliviers, avocatiers et autres bananiers plantains de ses voisins se nourrissent encore de nitrate et de phosphore, deux engrais classiques en agriculture « conventionnelle ».

« Ici il n’y a pas encore cette mentalité de consacrer davantage d’argent à la nourriture, et encore moins à l’huile d’olive »

Dans son village, rares et peu connus sont ceux qui ont osé changer. « Ici, il n’y a pas de bio », disent même plusieurs anciens. Il faut toquer à plusieurs portes pour en débusquer. (...)

Manuel Caluache, patron du principal moulin à huile de la région, qui embouteille 1,5 millions de litres chaque année et réunit 60 villages de la sierra, est bien conscient du dilemme : « Nous n’investissons pas dans une nouvelle ligne écologique, très coûteuse – environ 300 000 euros selon lui – parce qu’il y a peu de production en bio, huit exploitations environ, et les producteurs ne se convertissent pas, justement parce que nous n’avons pas les installations adaptées ». Pour lui, qui a sérieusement envisagé cet investissement il y a trois ans, « c’est le serpent qui se mord la queue ».

« Et puis il faut les trouver les clients ici, à 6 euros le litre d’huile ! Les gens ne sont pas prêts à payer ce prix-là », pointe du doigt Esteban Urrutia, qui vend son huile 3,50 euros le litre. À une dizaine de kilomètres de là, non loin du village d’Almocita où depuis quatre ans le maire et certains habitants promeuvent l’agroécologie, Victor Compan, qui a converti ses trois hectares d’oliviers familiaux en bio en 2013, ne dit pas autre chose (...)

« Les gens arrivés ces dernières années m’ont fait découvrir la vente directe et les Amap, je ne savais pas que ça existait »

La production des 2700 poules pondeuses de Victor, qui disposent de 1,5 hectare de terrain arboré, rencontre le même problème : « Il n’y a pas assez de clients pour des œufs biologiques ici, ils ne sont pas prêts à payer 4 euros la douzaine au lieu de 3 euros les œufs plein air actuellement », explique celui qui pensait se lancer en bio quand il a commencé il y a un et demi, avant de réaliser une étude de marché décourageante. (...)

« Les gens comparent mes œufs à ceux d’élevage en batterie à 1,20 euro la douzaine », se désole-t-il. Chaque jour, il vend 2400 œufs dans des restaurants, des épiceries rurales et des magasins de vente directe d’Almeria, grande ville située sur la côte à une soixantaine de kilomètres. « Ce sont les gens arrivés ces dernières années à Almocita qui m’ont fait découvrir la vente directe et les Amap, je ne savais pas que ça existait », raconte ce natif du village, qui emploie un jeune travailleur du Sierra Leone. (...)

« Les vieux agriculteurs se moquent de nous » (...)

« Plus d’un me disait qu’il n’y avait aucun poison dans les produits phytosanitaires que l’on utilisait, que ça n’affectait pas notre santé. » C’est pourtant après une journée d’épandage où il s’est senti « terriblement mal » qu’il a décidé le jour suivant d’entamer les démarches pour convertir ses poivrons en bio.

Pour partager sa vision autour de lui, il a dû attendre. (...)

« J’essaie de les motiver à changer, sans même parler d’environnement mais avec des arguments économiques », assure Antonio Gutierres. (...)

Après un an et demi de réflexion et d’échanges avec son maire, Antonio Martin, l’un des employés de la mairie, bientôt la soixantaine, vient de franchir le pas du bio pour son hectare d’amandiers. Un autre l’a envisagé puis y a renoncé en raison de « la lourdeur des démarches administratives ». « Les vieux agriculteurs se moquent de nous ici, et nous disent : les jeunes pensent qu’ils vont nous apprendre à nous comment cultiver ? Ils sont difficiles à convaincre », raconte le maire de 51 ans. (...)

Dans ces villages de la Sierra Nevada, les pesticides restent peu utilisés. Car les agriculteurs s’inspirent du modèle intensif des 350 km² de serres de la côte, où la lutte intégrée est privilégiée : on introduit des insectes prédateurs pour éliminer les ravageurs. Mais les engrais nitratés ont encore bonne presse, et « sont le fossé principal avec l’agriculture biologique », selon plusieurs habitants rencontrés.

Au milieu de ses amandiers, Rafael Fornieles, pointe du doigt un autre frein : « Nous, les agriculteurs de la région, n’avons en général que très peu de connaissances sur l’agriculture biologique, c’est pourquoi nous avons besoin d’accompagnement et de temps ». (...)

Vers la création d’une coopérative

« Cela vaut le coup de changer quelques habitudes, pour préserver le couvert végétal et faire confiance à l’autorégulation de la nature », dit-il, en forme de clin d’œil aux agriculteurs réticents car ne sachant pas comment affronter les maladies sans produits phytosanitaires. (...)

« On cherche des solutions dans le village pour que nos récoltes ne partent pas vers les grosses coopératives qui commercialisent les produits de la "mer de plastique". » Le projet pensé en ce moment ? « Une coopérative à taille humaine, pour éviter les intermédiaires et attirer les gens du coin vers le bio, et qu’ils se disent : "Là-bas on peut vendre à un prix décent". » Une lente prise de conscience, tant chez les agriculteurs que chez les consommateurs de la Sierra Nevada, « qui doivent retrouver la vraie valeur de la nourriture », selon Victor Compan, au milieu de ses poules, pour qui « l’avenir sera bio ».