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Profs : « On se sent si seuls au quotidien »
Article mis en ligne le 16 octobre 2019

Sentiment d’impuissance, frustration, manque de reconnaissance, absence de soutien de la hiérarchie… Le suicide il y a près d’un mois d’une directrice d’école à Pantin a mis en lumière le malaise au sein des personnels de l’éducation nationale. Témoignages.

Le suicide de cette directrice d’une école maternelle de Pantin (Seine-Saint-Denis) le 21 septembre, et la lettre qu’elle a laissée pour expliquer son geste, a fait chanceler l’ensemble de la profession. Christine Renon avait pris la précaution d’adresser une copie de son courrier à chaque directeur d’école de sa ville et aux sections syndicales, pour s’assurer qu’il ne soit pas mis sous le tapis. Sa lettre circule depuis, sur Facebook et par mails, faisant le tour des écoles et des salles de profs. Certains passages semblent un peu décousus et obscurs pour les non-initiés. Pas pour les enseignants. Ils sont nombreux à se reconnaître dans ses mots, à s’identifier. Et tous postes confondus, qu’ils soient directeurs d’école comme Christine Renon, chefs d’établissement en collège et lycée ou bien enseignants, dans des quartiers difficiles ou non. Des profs des beaux quartiers ou des zones rurales souffrent aussi. D’autres cas de suicides (deux en septembre) ont depuis été relayés par les médias. Il faudra déterminer s’ils sont imputables au travail ou non. (...)

« J’aurais pu en arriver là »

La parole se libère aussi à l’écrit. Depuis trois semaines, on ne compte plus les textes postés sur les réseaux, « les réponses à Christine », dont l’adhésion se mesure au nombre de likes ou de signatures sur les pétitions en ligne. « Combien serons-nous à mourir dans nos écoles ? interpelle Thérèse Descamps, directrice retraitée. Sa pétition a recueilli plus de 55 000 signatures. « Si je m’en suis sortie, écrit-elle, c’est parce que la maladie grave qui m’a éloignée de l’école m’a évité le burn-out. Moi aussi, j’aurais pu en arriver là. »

Le suicide de Christine Renon a ouvert les vannes d’une profession qui encaisse depuis longtemps. Le ministre faisait remarquer la semaine dernière dans l’hémicycle, que « le sujet » ne datait pas d’aujourd’hui. Sur ce point, il a raison. Le malaise enseignant est palpable depuis plusieurs années. Le sociologue Sylvain Broccolichi a beaucoup travaillé sur le sujet. Il a un peu de réticence à en parler, « c’est un sujet délicat, on est tous pris dans ce dilemme, de dire les choses telles qu’elles sont, sans toutefois abîmer encore plus l’image de la profession », et par ricochet de l’école publique. Dans ses travaux, il parle du « désenchantement » du métier, qui prend racine dès les années 80 selon lui. « Au moment où l’on a fixé comme objectif la réussite de tous les élèves. Beaucoup d’enseignants, responsabilisés en tant qu’acteurs, ont pris leur mission très à cœur. Ils se sont accrochés à cet espoir. Mais déchantent car l’institution ne leur donne pas les moyens de bien faire… En les plaçant en tant que responsables de cette situation. »

Cette frustration, très palpable dans les reportages, prend des formes différentes : la colère, le découragement. La culpabilité aussi, sans altérer l’engagement. (...)

« Ce qui m’a le plus surpris, c’est de voir tant des collègues investir leur propre argent dans le travail. Du sandwich que l’on paye pendant la sortie scolaire pour les élèves qui n’en ont pas à l’achat d’un vidéoprojecteur pour sa classe. Dans le métier, cela n’a rien d’exceptionnel. » Lui aussi a déjà dépensé 50 euros depuis la rentrée, pour l’achat de manuels pour les élèves. « Au dernier moment, le rectorat a rajouté des élèves dans mes classes. Si je voulais qu’ils aient les livres comme les autres, je n’avais pas le choix. » (...)

Il raconte encore ces profs qui restent jusqu’à 19 heures pour préparer leur classe, « et encore, ils ne partiraient pas si les employés municipaux ne les mettaient pas dehors ». Il est aussi surpris de ces échanges parfois très violents entre collègues, si l’un a le malheur de mettre en doute les pratiques de l’autre. « Longtemps, je ne comprenais pas qu’on puisse se mettre dans des états pareils pour des raisons professionnelles. Ils prennent pour eux les situations d’échec. Ils le vivent profondément, comme si c’était leur faute. » Lui jure avoir un peu de distance, du moins il essaie. « Je fais en parallèle un doctorat en psychologie. Je me réfugie souvent sous ma casquette de chercheur, c’est ma façon de me protéger. »
A bout de souffle

D’autres foncent à pieds joints, et ne se relèvent pas. (...)

On est toujours le doigt sur la couture, pris entre le marteau et l’enclume. Il ne faut jamais lâcher, on est toujours sous stress. » Ça fait pourtant vingt-deux ans qu’il fait partie du personnel de direction. C’est un proviseur qui laisse la porte ouverte de son bureau, sa « façon de gérer ». Et tous les problèmes finissent chez lui, qu’ils s’agissent des élèves, des parents, des profs, des locaux. « Je passe mon temps à régler des situations, c’est lourd. On n’a pas de RTT, on fait des heures pas possible, on se l’impose pour que ça tourne. Une fois j’avais râlé, la hiérarchie m’a dit que si je faisais 50 heures par semaine, c’est que j’avais un problème d’emploi du temps, que c’était à moi de m’organiser. » (...)

« On a le sentiment que la hiérarchie fait tampon entre un ministère autoritaire et la base. Quand on est allés au rectorat pour demander des heures afin de mettre en place la réforme de manière correcte, on a été reçus comme des chiens », relate un enseignant syndiqué à la CGT. (...)

Avant les classes surchargées et les problèmes de discipline, l’item le plus coché est « le manque de reconnaissance de l’institution »… Dans l’analyse des réponses, l’expression « lourdeur des tâches administratives » revient aussi comme un gimmick. De l’extérieur, il est difficile de comprendre quelles sont ces tâches qui empoisonnent tant la vie des profs. « Le logiciel Pronote, les réunions à n’en plus finir, puis tous ces documents à remplir, souvent pour prouver que je fais mon travail », explicite un professeur cité dans l’étude.

De son bureau de directrice d’école élémentaire, Annie cite, elle, ces enquêtes flash qui arrivent dans sa boîte mail chaque semaine. « L’administration nous demande de dire combien de rendez-vous on a pris pour l’accompagnement des enfants handicapés, par exemple. C’est "rien" comme on nous dit, "juste un petit mail". Mais ça met la pression. » Elle parle aussi de ces protocoles de sécurité, notamment la procédure pour prévenir le risque d’intrusion dans l’établissement. Ces liasses de documents qu’il faut remplir sans toujours maîtriser les tenants et les aboutissants. Elle ironise : « Ah mais on est aidé. On a des guides ! Alors ça, des guides de-ci de-là, je peux vous dire, on n’en manque pas. »
Paperasse jugée inutile

Le sociologue Sylvain Broccolichi traduit : « Cette paperasse, les enseignants n’en voient pas l’intérêt. Comme l’institution n’investit pas, le moyen qu’elle a trouvé pour dire qu’elle agit, c’est de multiplier les documents à remplir. C’est une stratégie qui permet à l’institution d’avoir l’air de bien faire. L’enjeu premier, au fond, ce n’est pas réellement d’améliorer les choses mais de gérer la communication pour ne pas être tenu pour responsable. » A la paperasse jugée inutile s’ajoutent les misères informatiques, avec un réseau caillouteux et mal entretenu. (...)

Larmes aux yeux, un directeur d’une école maternelle de la région parisienne raconte que tous les matins, il part à l’école avec son ordi personnel sous le bras et qu’il utilise la connexion internet de son téléphone, faute de mieux. Ou encore cette enseignante de collège qui « tourne en bourrique » à cause de l’application pour les évaluations des sixièmes, qui est dans les choux depuis la rentrée. (...)

Pour Maxime Reppert, le secrétaire national aux conditions de travail et au climat scolaire du Snalc, le sujet de la souffrance au travail reste un tabou très fort dans l’éducation nationale. Stéphane Crochet de SE-Unsa abonde : « Nous n’avons aucun chiffre officiel. Le nombre de suicides, même ceux qui ont été reconnus comme imputables au travail par les CHSCT, n’est pas communiqué ! » Idem pour les burn-out. (...)

Claude Bisson-Vaivre, ex-médiateur de l’éducation nationale, a vite pris la mesure du problème. « Combien de fois j’ai entendu "vous êtes le premier à m’écouter et à recueillir ma parole". C’est très important dans une organisation un peu broyante, il faut bien le dire. » Dans son rapport de 2015, il alertait déjà sur la nécessité de prendre des mesures urgentes pour limiter les risques psychosociaux des enseignants, notamment ceux liés aux relations entre pairs ou avec la hiérarchie.

Dans l’académie de Clermont-Ferrand, Chantal Vautrin siège dans les instances de représentation des personnels. Le mal-être, dit-elle, s’installe de façon insidieuse. « Les enseignants ne perçoivent pas tout de suite que ça ne va pas. On tolère. On supporte beaucoup de choses. On fait avec. On tient bon pour ses élèves. On va en classe la boule au ventre. Et puis un jour, on craque. » Elle dénonce les techniques managériales calquées sur les entreprises privées. (...)

Le manque de reconnaissance du métier dans la société revient aussi souvent dans les témoignages. Ces petites piques récurrentes : « toujours en vacances », « ça va, la vie », « jamais contents », « en grève à la moindre occasion ». Elles s’ajoutent au millefeuilles. Les salaires, pas très élévés, n’aident pas non plus. Puis il y a la pression des parents d’élèves. Surtout en primaire. Christine Renon en parle dans sa lettre. (...)

Ces parents qui se permettent tout, « qui vous insultent devant tout le monde » et « appellent l’inspection quand on ne leur ouvre pas la porte de l’école assez vite ». Juliette, principale adjointe d’un collège en réseau priorité : « Ils se comportent comme des clients, comme si on leur devait quelque chose. J’ai l’impression de me battre contre des moulins à vent. On nous demande de plus en plus de choses, des missions éducatives nouvelles. L’école ne peut pas tout toute seule. »

Dans les conflits avec les parents, la hiérarchie est une fois encore absente. Par-dessus le marché, disent les enseignants, le ministère rajoute des problèmes là où il n’y en a pas : « Les déclarations du ministre sur les mères voilées pendant les sorties scolaires… On fait quoi maintenant ? On doit dire à ces mamans qui accompagnent leurs enfants et rendent les sorties possibles que l’institution ne les veut plus ? Comment peut-on tenir ce discours ? On vient encore une fois remettre ce sujet sur le tapis alors que ce n’est pas un souci. C’est jeter de l’huile sur le feu. Je ne leur dirai pas un truc pareil, je ne peux pas », dit une enseignante en colère près de Bordeaux.

Quand, à l’inverse, de réels problèmes se posent, les profs ont le sentiment que la priorité de leur hiérarchie est que l’affaire ne s’ébruite pas. Il faut qu’ils se taisent. (...)

Pour cet article, tous les enseignants nous ont suppliés de garantir leur anonymat, avec une peur panique de représailles de leur rectorat. « De l’intérieur, on voit que ça dysfonctionne et on ne peut rien dire pour l’empêcher », soupire un directeur d’école. Une prof de lycée rencontrée la veille de la rentrée avait ces mots forts qui résument la situation : « Mon métier, c’était une vocation. Mais j’ai l’impression qu’on m’empêche de faire réussir nos élèves. On nous écartèle. »