
Dans Les glaneurs et la glaneuse, en 2000, Agnès Varda, sillonnant les routes de France, et encore tout à la joie de sa découverte des caméras numériques, filmait en gros plan ses doigts qui se refermaient sur les camions à la hauteur desquels elle passait (qu’on se rassure, ce n’était pas elle qui conduisait). Elle appelait ça : « attraper des camions ». Dans sa belle main tachée de vieille femme, les poids lourds devenaient soudain petits, légers et maniables comme des jouets.
Le double don qui est le sien éclate encore mieux aujourd’hui dans Les plages d’Agnès, son autobiographie filmée. Elle sait tenir en respect la pesanteur des choses, les aborder à travers le prisme de sa fantaisie, maintenir en permanence avec elles une certaine distance, un certain jeu ; et, en même temps, elle s’attache à donner corps, grandeur nature, aux idées et aux visions qui lui passent par la tête – comme l’illustre cette scène emblématique de la rue Daguerre, dans le 14e arrondissement de Paris, où elle vit et travaille depuis cinq décennies, transformée en plage. D’un même mouvement, elle dématérialise le matériel et matérialise l’immatériel, au point que les deux se confondent, s’enlacent, s’enfantent sans cesse mutuellement.
De ce rapport au monde fait à la fois d’acuité et d’onirisme, de cette attention extrême portée tant à ce qui l’entoure qu’à ses propres fantasmagories — on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’elle a autrefois suivi à la Sorbonne les cours de Gaston Bachelard, le philosophe de la rêverie —, naît la force poétique des images qu’elle s’offre et qu’elle offre au spectateur, le laissant étourdi et émerveillé. A (...)
À la fin des Plages, les proches de la réalisatrice débarquent chez elle, rue Daguerre, pour lui souhaiter son 80e anniversaire, armés de quatre-vingts balais de toutes les dimensions et de toutes les couleurs — autre abstraction qui éclot et se matérialise en beauté sous les yeux du spectateur. Un dessin fugitivement aperçu, et dû, si nos souvenirs sont bons, à Chris Marker, représente Varda en sorcière. L’image est des plus justes. La figure de la sorcière renvoie à un savoir au ras du sol et du quotidien, à une force vitale, une expérience accumulée, que le savoir dominant sous-estime, méprise ou réprime, dont il refuse en tout cas de reconnaître pleinement la cohérence et la légitimité, mais qui continuent de hanter notre époque, tissant comme un lien invisible entre des intellectuels et des créateurs par ailleurs très différents les uns des autres. (...)
Autre trait caractéristique : l’attention portée à la qualité de la vie quotidienne et sensuelle, l’acceptation sereine des « basses » réalités de l’existence, la capacité à prendre pour matière première de la pensée ou de l’œuvre les objets en apparence les plus ordinaires, voire les plus triviaux. Dans sa présentation de « Patatutopia », Agnès Varda écrivait vouloir que les visiteurs soient « envahis d’émotions et de sourires devant le légume le plus banal et le plus modeste, la pomme de terre », et partagent son « utopie de croire que la beauté du monde résumée dans la beauté de vieilles patates nous aide à vivre et nous réconcilie avec le chaos ». (...)
Forcément, les sorcières, attentives à ce qui les entoure, ne se montrent pas indifférentes à la marche du monde. Mais, lorsqu’elles abordent directement des questions politiques, il arrive que les choses se gâtent. Les envisageant en général d’assez loin – on ne peut pas être au four et au moulin –, elles n’évitent pas toujours l’écueil d’une bonne volonté approximative et consensuelle de dames patronnesses. C’est un peu décevant, certes ; mais on se tirerait une balle dans le pied si on leur tournait le dos pour autant. Car, en ces temps d’impasse de la pensée, d’asphyxie générale, d’absence totale de perspectives, de forces progressistes en capilotade, leur travail porte en lui une puissance stimulante, roborative, contagieuse, dont on aurait tort de se priver (8). Par sa contestation discrète mais radicale de la vision dominante du monde, il est, en lui-même, profondément politique – même si c’est à l’insu de ses auteurs, ou à leur corps défendant, parfois. Il fait son chemin dans la sphère politique, d’ailleurs (...)