Depuis que je l’ai découverte en 2010 dans un documentaire sur CNN, l’histoire d’Ola et de Pawel n’en finit pas de me turlupiner. Dans les années 1990, alors âgé d’une petite vingtaine d’années, ce couple de néo-nazis polonais s’était déterré des origines juives.
Le film narrait leur parcours en forme de rédemption dans la communauté orthodoxe de Varsovie, là où quelques années plus tôt, Pawel allait régulièrement ratonner avec ses petits potes au crâne rasé.
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Difficile de nier qu’Ola et Pawel soient devenus « meilleurs » en abdiquant leur foi néo-nazie, mais n’avaient-ils pour autant réellement « rien à voir » avec ceux qu’ils étaient ? Je n’en étais pas si sûre, notamment en voyant le zèle qu’ils déployaient pour leur communauté religieuse –une énergie tout à fait comparable à celle qu’ils pensaient investir pour leur communauté nationale, à l’époque où ils étaient fanatiques du suprémacisme blanc.
D’où la question qui continue à me trotter dans la tête : est-il possible de vraiment changer d’avis ? N’y-a-t-il pas toujours une cohérence, un socle, une stabilité quelconque dans nos revirements idéologiques ?
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il existe également pas mal de points communs entre les apostats que j’ai interrogés, qu’ils soient ex-mystique de la fin des temps devenu figure de proue du rationalisme scientifique, ancien activiste d’extrême gauche désormais dégoûté par le militantisme, écologiste passé de la haine de l’atome et des OGM à leur promotion opiniâtre ou féministe revenue du radicalisme.
Autant d’expériences incitant à réfléchir sur la structure peut-être par trop répétitive de nos propres convictions et sur les entraves souvent invisibles susceptibles de paralyser notre liberté de penser –comme aurait pu le dire l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier dans L’usage du monde : « Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne. »
« On peut croire des choses folles sans être fou »
(...) Par définition, c’est dans les milieux « engagés » que les bifurcations philosophiques sont les plus spectaculaires –mais aussi les plus périlleuses. Lorsque votre communauté s’organise autour de croyances très fortes, les adeptes qui semblent chavirer se doivent de recevoir un châtiment, sous peine de donner de mauvaises idées aux autres et de précipiter l’implosion du groupe.
C’est ce dont témoigne S., ancien leader de l’extrême gauche universitaire de 2007 à 2014, qui aujourd’hui ne croit « plus au militantisme […], parce qu’à défendre la liberté fantasmée d’autres qui n’existent en définitive pas vraiment, j’ai perdu tout ce à quoi je tenais, jusqu’à l’estime de moi-même […]. Tout ce que j’ai fait s’est retourné contre moi, alors que j’avais les meilleures intentions du monde ».
Après des mois de cabales, de harcèlement physique et virtuel, et plus généralement de désenchantement, l’homme de 33 ans préfère rester anonyme. Mais on peut espérer une utilité à son histoire : montrer que les milieux politiques n’ont rien à envier aux autres communautés quand il s’agit de sanctionner les personnes s’écartant du « droit chemin ».
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Devenir un individu, avec le lot de solitude et de liens brisés que cela comporte, n’est pas chose facile lorsque l’on vibre d’absolu et de grandes causes collectives, adorées justement parce qu’elles nous dépassent. Mais ce sont également tous les mécanismes proprement tribaux de la conviction qui sont ici mis en lumière. La plupart du temps, ce n’est pas la force d’une idée qui nous convainc, mais les attaches qu’elle nous permet de nouer en la défendant. Le clan qui nous tient chaud, le « plus grand que soi » dans lequel elle nous insère et qui, sans grand paradoxe, nous console de notre si triviale finitude. (...)
Reste que des faits peuvent être un déclencheur de conversion, un début, un grain de sable, une ouverture de nouvelles perspectives, qui petit à petit remettront en question le confort du nid où l’on avait ses habitudes. (...)
L’esprit critique, la pensée libre et méthodique –quelles que soient les formules que l’on emploie pour désigner une seule et même réalité– demeurent une maladie rare que d’aucuns chopent plus ou moins par hasard et qui, aux yeux de beaucoup, vous fera passer pour un ou une pestiférée. (...)
La lucidité est sans doute l’un des principaux points de convergence entre les apostats que j’ai interrogés. Et c’est aussi ce qui les différencie probablement le plus d’Ola et de Pawel, qui n’ont finalement pas tant changé d’avis que d’atours de leur envie de clan.
« L’important, ce n’est pas ce que vous pensez, mais comment vous pensez »
(...) « Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. »
George Orwell
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