
Phyto partout, oiseau nulle part. Soixante ans après la parution du livre choc de Rachel Carson Printemps silencieux, la belle saison se fait chaque année plus taciturne, tandis que les produits chimiques contaminent l’ensemble de la planète. « Ce qui me frappe, c’est que rien n’a changé, ou presque, depuis 1962, observe Fabrice Nicolino, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. La diffusion massive des pesticides s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. »
Depuis leur émergence au milieu du XXᵉ siècle, insecticides, herbicides et autres biocides ont vu leurs ventes s’envoler. Au niveau mondial, la consommation de pesticides a ainsi doublé tous les dix ans entre 1945 et 1985. Malgré les alertes scientifiques répétées, le succès ne s’est jamais démenti. Selon la FAO, l’agence onusienne pour l’agriculture, l’usage des pesticides est passé de 1,7 à 2,7 millions de tonnes entre 1990 et 2018. Et la France n’est pas en reste : elle se hisse en 6ᵉ place des plus gros accros aux phytos. En 2020, 44 036 tonnes de produits phytosanitaires ont été vendues dans l’Hexagone, une hausse de 23 % par rapport à l’année précédente. (...)
« Les pesticides se sont généralisés, mais le combat s’est aussi généralisé, insiste François Veillerette, porte-parole de l’association Générations Futures. Quand j’ai commencé à militer en Picardie dans les années 1990, je passais pour un extraterrestre, voire pire. Aujourd’hui les impacts de ces substances sur le vivant sont connus, bien documentés. On ne peut plus faire comme si de rien n’était. » En France comme ailleurs dans le monde, la lutte antipesticides a été portée par le mouvement écologiste naissant, appuyé par des scientifiques chevronnés — Jean-Marc Bonmatin a notamment beaucoup fait pour la connaissance des méfaits des néonicotinoïdes — ainsi que par une partie du monde paysan et apicole. (...)
Dans beaucoup de ces pays, l’usage des pesticides est très peu réglementé et quasiment pas contrôlé. « C’est un marché opaque et anarchique, a observé l’anthropologue Ève Bureau-Point au Cambodge. On ne sait souvent pas ce qu’il y a dans les bidons, ni avec quelles précautions les utiliser, et puis les agriculteurs font souvent leur propre recette. » Résultat : des populations fortement exposées, des cas d’intoxication et nombre de maladies encore mal enregistrées. « Les gens ont développé des peurs alimentaires et beaucoup à la campagne continuent de produire leurs propres légumes, en “bio” », explique la chercheuse.
Certains pays ont tenté de légiférer, comme le Sri Lanka, le Vietnam ou certaines régions de l’Inde. Convertie à l’agroécologie, l’île de Cuba fait figure d’exemple… et d’exception. Car le chemin est ardu, le marché noir très efficace, et les revers nombreux. Dans beaucoup de pays, « les pesticides circulent comme des bonbons, constate Mme Bureau-Point. Avant, seule une poignée de firmes produisait des produits, aujourd’hui, c’est un marché multipolaire, quasiment incontrôlé, et c’est de pire en pire ».