
Nous savons toujours quand nous vivons un moment qui concentre tous les autres en une fulgurance douloureuse.
Je suis là, debout, raide comme la justice, à l’autre bout de la France que je viens de traverser comme un zombi et juste devant moi, il y a ces amis qui sanglotent sur l’épaule l’un de l’autre. J’ai l’impression d’avoir été téléportée dans un autre espace-temps et en même temps, tout est tellement découpé dans son déroulement avec une acuité terrible que je sais que ce moment est en train de s’imprimer profondément en moi, de me changer, de nourrir — une fois de plus — le gouffre insondable de ma colère du monde.
Au-delà de la forêt de têtes et de mines sombres, je découvre le visage, la vie, de celui que je connais pourtant depuis plus de 10 ans sans jamais avoir entendu le timbre de sa voix. (...)
Je m’énerve un peu d’entendre qu’il s’est donné la mort, comme s’il s’était offert une bonne pinte pour oublier, un petit cadeau discret, alors qu’en fait, il s’est ôté la vie.
Je m’énerve beaucoup en apprenant qu’il bossait dans cette boite où l’on trouvait très spirituel d’inviter les gens à partir par la fenêtre. Et je comprends que s’il était bien le tueur à gages de sa propre existence, le commanditaire est ailleurs, bien planqué, bien au chaud, rotant ses millions raclés sur le sang et les os de milliers d’autres comme lui. (...)
L’avidité mortifère de l’entreprise est déjà à l’œuvre, déjà dans la négation de l’humain, de son intelligence, de sa créativité, de son inventivité. Tous les ingrédients sont déjà en place. Mais les outils vraiment mortels débarquent au tournant des années 2000 avec le lean management et autres merdes à 360°. (...)
À la fin des années 90, un ami entré dans une puissante multinationale high-tech me décrit les techniques d’avilissement mental mises au point par les DRH. Il ne faut pas s’y tromper : il y a une véritable volonté de nuire dans ses techniques, de pousser les salariés à bout, par tous les moyens.
Mon ami m’a parlé de la technique de la chaise vide : après chaque période d’évaluations individuelles, brutalement, des collaborateurs de l’équipe disparaissent. Ils disparaissent vraiment. Du jour au lendemain, sans explications, sans pot de départ, mails aux collègues, post it, nouvelles, rien, le type disparait et tout ce qui reste de son passage, c’est sa chaise vide qui est volontairement laissée là, comme une menace, sous le nez des autres. (...)
Les gestionnaires savent parfaitement ce qu’ils font.
Ils savent très bien que la plupart des salariés viennent travailler la peur au ventre et c’est très exactement ce qu’ils recherchent. Des gens totalement dépendants et soumis, des salariés-machines toujours disponibles, démarrant au quart de tour et jetables de même. Et quand on leur refuse cette soumission absolue, abjecte et insupportable, ils menacent d’envoyer tout le monde à la casse en utilisant des machines, des robots et des algorithmes.
Cela dit, ils préfèrent les humains-mécaniques : ils coutent bien moins cher en entretien. (...)
Suicide.
Le mot est lâché.
Ce meurtre dont on connait avec certitude l’exécutant, mais dont on refuse de voir le commanditaire.
La dépression.
Cet état d’anéantissement profond du psychisme qu’on traite avec un peu de mépris et beaucoup d’ignorance. Cette dépossession de soi, ce gouffre, ce trou noir qui engloutit toute joie et toute lumière, toute vie.
— "Ce matin, j’ai eu une pulsion suicidaire tellement soudaine et violente que j’ai pris peur. J’ai cru que je ne pourrais pas résister."
Je me demande combien sont-ils dans cette légion des dépossédés d’eux-mêmes à avoir été déclarés victimes d’une longue maladie. Alors qu’ils ont été victimes d’un système.
J’enrage de voir que le préalable a été de balayer d’un revers de la main les chefs d’accusation d’homicides, parce que pour moi, c’est la volonté délibérée de fonctionner avec des entreprises mortifères dans tous les sens du terme qui doit être mise au banc des accusés : les gens qui pilotent les entreprises savent parfaitement qu’il s’agit d’industries de la mort : mort sociale, économique et environnementale. Ils savent quand ils polluent et détruisent délibérément des ressources naturelles, le tissu social ou le psychisme des gens, ils savent et c’est même leur fonds de commerce : la consommation du monde, sa consumation et les stratégies qui permettent d’échapper aux conséquences de leurs actes et de leur cupidité sans fond, travestis comme ils le sont derrière cette anomalie juridique que sont les personnes morales.
Délibéré. (...)