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Revue : Sciences Humaines
« Penser est une joie profonde » Rencontre avec Michel Serres
Article issu du numéro L’enfant et le langage (Mensuel N° 274 - septembre-octobre 2015)
Article mis en ligne le 2 juin 2019

Dans son nouveau livre, le philosophe Michel Serres invite la pensée à vagabonder davantage hors des sentiers battus, quitte à s’affranchir de méthodes car l’humain ne crée qu’en errant.

J’avais 14 ans en 1945, au moment où la guerre s’est terminée. Hiroshima et Nagasaki ont eu sur moi une influence énorme. Tout à coup, la science que l’on idolâtrait, celle-là même qui nous avait apporté le confort, le médicament, tout ce qui est censé définir la vie bonne, cette science-là a produit un abominable crime : la bombe atomique. Il y a d’abord eu un aveuglement général. Pour vous donner un exemple, j’ai été élève à la Sorbonne de Gaston Bachelard, qui a écrit vingt ans après Hiroshima un éloge de la physique contemporaine ! La génération d’après, la mienne, a vécu une crise de conscience : une grande partie des chercheurs s’est alors détournée de la physique pour aller vers la biochimie, qui a fait de grands progrès. En ce qui me concerne, j’ai quitté l’École navale pour partir faire de la philosophie des sciences à Normale sup. (...)

La fable, contrairement à la science, évite de découper le réel en morceaux différents. J’appartiens à cette tradition, où par ailleurs on ne se vante pas de ses lectures. Le savoir est là, mais il est inutile de le crier sur les toits par des citations, des notes de bas de page et des index gigantesques. Aujourd’hui, il faudrait impérativement citer Spinoza quand on parle de la joie. Mais non ! Moi, quand je parle de la joie, je parle de la joie, point final ! (...)

Il existe un roman de Jules Vernes dont un personnage, valet qui fait le tour du monde, se nomme Passe-Partout. La philosophie est ainsi : elle passe partout. C’est un véhicule tout-terrain. Elle fait le tour du monde, elle fait le tour des sciences, elle fait le tour des hommes. C’est sa singularité. C’est aussi sa force dans le monde d’aujourd’hui, où tous les problèmes sont transversaux. (...)

Si vous essayez de résoudre une question environnementale par une méthode analytique, vous êtes sûr de rater. Par exemple, il est idiot de mettre en place un plan pour relancer les crapauds si le climat, lui-même dérangé, doit tuer tous les crapauds nés de votre plan !

L’un des grands problèmes, aujourd’hui, est que l’université a fabriqué deux populations d’imbéciles : les littéraires d’un côté, qui sont cultivés mais ignorants, les scientifiques de l’autre, savants mais incultes. C’est justement là que le philosophe a un rôle à jouer. Son rôle est de recoudre ce qui a été découpé artificiellement.

Votre dernier livre se présente comme une réflexion sur ce que penser veut dire. Votre définition pourrait se réduire à cette équation : « Penser, c’est inventer. » N’y a-t-il de pensée que créative ?

Oui, c’est tout à fait ça. Certes, il est important pour la formation d’apprendre et de mémoriser. Mais plus vous restez dans la formation, plus vous restez aussi dans le format. Penser exige au contraire de s’en affranchir. (...)

C’est la même chose qu’une recette de cuisine : si vous suivez scrupuleusement la recette de la tarte Tatin, vous ferez… une tarte Tatin. Mais on est en droit de s’arrêter une minute, et de se demander comment ont fait les sœurs Tatin pour inventer cette fameuse tarte. Et bien elles ont fait une gaucherie : elles ont renversé la tarte, qui est tombée à l’envers. Je crois que la pensée véritable procède ainsi : par bifurcation et par sérendipité. On trouve ce que l’on ne cherchait pas. C’est par l’erreur que s’accomplissent les progrès.

L’erreur serait-elle au cœur de la pensée ?

Elle est au cœur de l’homme. Quand le proverbe dit « errare humanum est » (ndlr, l’erreur est humaine), cela ne signifie pas que ce n’est pas grave, que c’est « humain » de se tromper. Cela veut dire plus fondamentalement que l’erreur est le propre de l’homme. (...)

qui invente ? C’est d’abord l’univers. Quand le big-bang a lieu, il répand dans l’univers une profusion d’inventions et de nouveautés. Des planètes, toutes différentes, se multiplient. L’une d’elles, la Terre, en refroidissant, est le siège d’une invention extraordinaire : la vie. Une première molécule se duplique et se met à produire des mondes pluricellulaires. Des espèces nouvelles apparaissent. Entre un coquillage, un poisson et un chimpanzé, il n’y a rien à voir. Comment l’expliquer ? C’est très simple : les ADN se transcrivent, et soudain, au moment de cette retranscription, il se produit une erreur de lecture. Une simple erreur de lecture produit ce que l’on appelle un monstre prometteur ! Si ce monstre prometteur est inadapté, il crève. (...)

Sinon il vit et crée un nouvel environnement autour de lui. Au fond, l’erreur est inscrite dans la nature, elle est inscrite au cœur même de la vie. (...)

D’emblée, le petit d’homme bifurque de la nature à la culture. C’est là notre boiterie fondamentale, celle qui lance l’histoire. Quand vous avez un équilibre stable, vous n’avez nul besoin d’avancer. La marche, ou la course, n’existe que pour compenser la perte d’équilibre. On produit un déséquilibre, que l’on rattrape, mais en le rattrapant, on produit un nouveau déséquilibre, etc. C’est ainsi que l’on marche, que l’on avance. L’écart à l’équilibre est fondamental dans la constitution de l’espèce humaine. (...)

Ce qui m’importe, c’est d’accoucher du monde nouveau, de cette société nouvelle qui est devant nous et que nous avons tant de mal à enfanter. C’est ça, mon boulot : je suis la sage-femme. C’est ma définition de la philosophie. Le philosophe doit œuvrer non pas pour accoucher les esprits individuels, comme le pensait Socrate, mais pour accoucher la société à venir. Or, une sage-femme n’a pas le droit d’être pessimiste. Elle doit travailler pour que les naissances se passent bien. (...)

Je travaille actuellement à une philosophie de l’histoire. Qu’est-ce que ça voudrait dire, pour un philosophe, de prendre sa retraite ? D’arrêter de penser ? S’il y a quelque chose d’extraordinaire dans mon métier, c’est cette joie continue et souveraine de réfléchir. C’est une des joies les plus extraordinaire de la vie, tout simplement.