
Le Média est allé rencontrer l’ouvrier anticapitaliste, délégué CGT, militant du NPA et ancien candidat à la présidentielle. Ce premier volet d’un entretien en deux parties est consacré à la lutte des Ford de Blanquefort, près de Bordeaux, qui se battent pour sauver les 872 emplois directs et 3000 emplois induits de leur usine.
Le Média : Le samedi 22 septembre, vous avez réuni huit cent manifestants, dans les rues de Bordeaux, pour la sauvegarde des 872 emplois directs et des 3000 emplois induits de l’usine.
Philippe Poutou : 3000 emplois induits, c’est un chiffre approximatif qui repose sur des statistiques de l’INSEE et des chambres du commerce et de l’industrie. Un emploi industriel, c’est trois emplois induits. Cette usine, ce n’est pas que nous. Ce n’est pas que le sort des 800 et quelques salariés, c’est aussi le sort de tout ce qu’il y a autour : le sort d’une usine concerne une population. On essaie d’impliquer, de faire comprendre, et d’emmerder les pouvoirs publics avec ça. Que fait-on de ceux qui nettoient – parce qu’il y a beaucoup de sous-traitants –, que fait-on de la logistique, des emplois publics des commerces ? On ne peut pas se contenter d’un PSE [« plan de sauvegarde de l’emploi », astuce sémantique managériale pour qualifier un plan de licenciement – NDLR] qui serait présenté comme correct de la part de Ford. Derrière, ceux de la Sodexho, ceux du ramassage des copeaux, ceux qui nettoient les toilettes, comment vont-ils être traités quand ils seront virés ? Tout le monde s’en fout ? Pour nous, ça permet d’élargir le problème, c’est fondamental. L’idée, c’est qu’il faut qu’on se batte ensemble.
L’éventuelle reprise, annoncée le 21 septembre par Bruno Le Maire, est-elle une bonne nouvelle ?
Pour nous, tout ce qui permet d’éviter Pôle emploi sera une bonne nouvelle. Après, on n’est pas naïfs. Une reprise, c’est d’autres complications, d’autres problèmes. Mais la vie continue, la lutte continue. Et on aura affaire, certainement, à un patron qui ne nous fera pas de cadeaux, si jamais il reprend.
Vous exigez des garanties auprès du repreneur, et auprès de Ford ?
C’est obligatoirement ce qui se discute aujourd’hui. S’il y a une reprise, c’est évident que dans le processus, il doit y avoir un fond de garantie qui permette à minima de maintenir les conditions de licenciement de Ford (...)
En 2013, on avait réussi à imposer un accord entre l’État et Ford : Ford s’engageait à maintenir les emplois jusqu’en 2018. Et ils ont reçu 50 millions d’euros pour ça, au total, sur cinq ans.
Ils se sont engagés, ont reçu de l’argent, mais maintenant l’échéance est arrivée.
Ils s’engagent, sans que derrière les pouvoirs publics ne s’assurent du respect de l’engagement. On est descendu en dessous des mille emplois il y a un peu plus de deux ans. Alors on s’est battus, on a essayé de faire pression sur l’État, sur Ford, pour essayer d’éviter qu’ils osent annoncer la fermeture. Il ne fallait pas franchir ce cap là. On n’a pas réussi à l’empêcher, puisqu’en février Ford a annoncé officiellement sa volonté de se désengager : trois mois plus tard, ils annonçaient officiellement leur projet de fermeture. On n’a pas réussi à empêcher ça. Mais on résiste, on a résisté, tout le temps, et on a limité la casse. Aujourd’hui, la bataille continue. (...)
Ford, ça fait dix ans qu’ils veulent se débarrasser de l’usine. Ils n’ont pas réussi. Et là, visiblement, ils sont en train de réussir. (...)
On n’a jamais vraiment fêté nos victoires, même si ce sont quand même de grosses victoires. Conti, Goodyear, ça a fermé, et puis nous on a réussi. Ça fait dix ans. Dix ans, depuis que Ford a clairement opté pour la fermeture. Dix ans après, on est encore là. On sait qu’on est là jusqu’en 2019, et on ne désespère pas de foutre le bazar au point qu’on oblige un peu tout le monde à trouver une autre solution que la fermeture. Mais on sera moins nombreux. (...)
ils n’ont pas à reprendre tout le site, parce que ça ne va pas être compliqué de faire partir les anciens. 400 resteraient, 400 partiraient, à peu près. Nous, on se bat pour qu’il y ait une reprise à peu près de cette taille-là. On veut sauver ceux qui veulent garder leur emploi, dont moi, dont la plupart de l’équipe CGT. On veut pas lâcher la partie. On mène une bataille pour l’emploi, le nôtre et les emplois induits. Il y a un bras de fer avec le gouvernement, qu’on mène comme on peut, parce que quand il n’y a pas beaucoup de mobilisation, c’est plus difficile de mettre la pression. Mais on leur met quand même, on les emmerde avec ça. (...)
Le combat que vous menez depuis dix ans concerne aujourd’hui d’autres usines menacées en France.
Oui, il y a une usine Mamie Nova, dans le nord de la France, qui vient de l’apprendre [116 emplois menacés – NDLR]. C’est difficile. En 2008, 2009 il y avait Conti, New Fabrice, Sony dans les Landes, Molex du côté de Toulouse, Caterpillar du côté de Grenoble : sur peu de temps, il y eu des usines assez importantes avec des marques connues qui fermaient. On avait d’ailleurs fait une réunion, ici, avec des militants de plusieurs boîtes de France, dans l’idée de se battre ensemble pour empêcher les fermetures d’usines. Aujourd’hui, ça pourrait être possible, mais c’est compliqué. Les fermetures d’usines ne font plus de bruit. Il n’y a plus de luttes comme les Conti de l’époque, ou les Goodyear, on ne les entend plus.
Pourquoi ?
Il y a une démoralisation, une résignation énorme. C’est général. Peut-être que pour nous se rajoute, effectivement, l’usure de dix ans de préparation. Mais même en 2008, quand on se battait, pendant les manifs, plein de gens nous disaient « c’est bien ce que vous faites, mais ça va fermer quand même, vous ne l’empêcherez pas ». Et on l’a empêché. On a gagné dix ans. Aujourd’hui, c’est encore pire. Il y a une résignation générale, même dans les syndicats, dans les milieux militants. (...)
on avait eu Juppé et Rousset [Alain Juppé, maire de Bordeaux et président de Bordeaux Métropole, et Alain Rousset, président de la région Nouvelle-Aquitaine – NDLR] qui avaient dénoncé, en février, à l’annonce de la fermeture. On avait fait une journée de grève totale. Ils regardent ce qu’il se passe, s’il y a de la contestation sociale. Ils étaient obligés, on les avait alertés dans des réunions depuis des années. Ils ont fait le minimum, parce qu’on faisait de grosses actions dans les premières semaines. Mais une fois qu’on n’a pas réussi à maintenir le mouvement, ils n’ont plus rien dit. On ne les a pas vu pendant six mois. Eux aussi doivent considérer qu’il n’y a rien à faire. Parce que ça remet en cause leurs propres politiques, ça aussi. C’est un peu facile de disparaître de la circulation quand il y a un problème comme celui-là, alors qu’ils ont filé de l’argent, ils l’ont justifié et ont laissé Ford faire. (...)
pendant six mois il n’y a rien eu : même le journal Sud Ouest n’en parlait quasiment pas. Là, ils ont fait un bel article, un article correct sur la manifestation. Mais parce qu’il y a une manif. Sinon, ils ne parlent pas du problème comme si c’était un problème de société, ils n’en parlent pas comme ils devraient en parler : montrer les implications, montrer la gravité de la chose. Les médias auraient un rôle à jouer pour alerter l’opinion publique. Comme ils n’en parlent pas, ça ne met pas en porte-à-faux les pouvoirs publics. Plus ils en parleraient, plus ça obligerait les pouvoirs publics à se positionner. Si les médias n’en parlent pas, les pouvoirs publics n’ont pas de pression.
Pour financer leur lutte, les ouvriers de Ford ont publié chez Libertalia un petit ouvrage intitulé Ford Blanquefort, même pas mort. Les bénéfices du livre – qui rassemble entre autres des contributions de Serge Halimi, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, François Morel, Didier Super, Guillaume Meurice et de plusieurs dessinateurs – sont reversés à l’Association de défense des emplois Ford.