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« On veut être respectés » : faire grève en pleine pandémie
Article mis en ligne le 20 avril 2020

Tandis que la pro­duc­tion voit par­tout son rythme ralen­tir, la direc­tion d’une usine à papier basée à Aubigné-Racan, petite com­mune de la Sarthe, a eu rai­son de la patience de ses employés. Face aux inquié­tudes sani­taires de ces der­niers et au refus d’ins­tau­rer le télé­tra­vail, le patron invoque « la sélec­tion natu­relle ». Une grève se met alors en place ; les machines sont arrê­tées cinq jours. L’un des gré­vistes, éga­le­ment repré­sen­tant du per­son­nel, nous raconte leur lutte de l’in­té­rieur. Depuis, l’es­sen­tiel de leurs reven­di­ca­tions ont été enten­dues — sauf une : des excuses.

Aujourd’hui, on est 42 à faire grève, dont 31 sur place, assis à côté de moi. On est une pape­te­rie qui fabrique des bobines de feuilles mar­ron. On les envoie dans nos car­ton­ne­ries pour des car­tons d’emballage, sur Brive, Compiègne et Saint-Vulbas. Eux trans­forment le papier en car­ton — les deux couches, plus l’on­du­lé entre les deux. On est envi­ron 72 sala­riés dans l’en­tre­prise. Une quin­zaine de per­sonnes sont en confi­ne­ment chez eux en rai­son d’une san­té fra­gile et des risques asso­ciés. Leurs décla­ra­tions ont été étu­diées par la Sécurité sociale, qui les a vali­dées ou non. On a eu des sur­prises. Certains sont par­tis pen­dant 15 jours avant de savoir que leur mala­die n’é­tait pas prise en charge. Ils ont dû retour­ner au tra­vail et on leur a pris sur leurs congés payés — et ils ont eu de la chance : ça aurait pu être du congé sans solde. D’autres ont des arrêts de tra­vail, donc 50 % du salaire. Tous les res­pon­sables, eux, sont res­tés au bou­lot. (...)

Les gens quand ils arrivent ici, ils y res­tent, il n’y a que des longues car­rières, bien qu’on soit pris pour des cons — ou du gibier, on ne sait pas trop, on hésite entre les deux. Pourtant, on est tou­jours d’ar­rache-pied au tra­vail, on se déchire tous. Quand il y a un absent, on appelle un autre qui vient en urgence dans la minute au bou­lot — je dis bien dans la minute : 80 % des sala­riés habitent à moins de sept kilo­mètres de l’en­tre­prise. S’il y a un pro­blème, les gars qui ne sont pas d’as­treinte courent sur le site, les méca­nos courent au tra­vail pour redé­mar­rer la machine… On est sur un site avec un taux d’ar­rêt excep­tion­nel que beau­coup de pape­te­ries aime­raient avoir — et c’est parce que le per­son­nel est amou­reux de son entre­prise. Mais on n’est pas consi­dé­rés comme on devrait l’être. Il y a cinq ans, la femme de ménage a été licen­ciée et n’a jamais été rem­pla­cée ; c’est à nous, depuis, de le faire. On a alors orga­ni­sé un plan­ning de net­toyage — ils n’é­taient pas capables de nous en four­nir un eux-mêmes — et, depuis, cha­cun notre tour, une fois par semaine, on va net­toyer les sani­taires : les toi­lettes, les ves­tiaires et les douches.

On a eu une note de ser­vice, le 28 février [2020], au début de l’é­pi­dé­mie, pour nous dire de faire atten­tion, de res­pec­ter les gestes bar­rières et de ne plus ser­rer les mains. (...)

Le 6 mars, on a deman­dé au direc­teur de pro­cé­der au net­toyage des sani­taires avec une entre­prise pro­fes­sion­nelle : on ne se sen­tait pas en sécu­ri­té de le faire nous-mêmes le temps de l’é­pi­dé­mie. Et il nous a répon­du très éner­gi­que­ment — il était car­ré­ment hys­té­rique — que c’é­tait hors de ques­tion, car c’est notre bou­lot. Et si on n’est pas contents, on a qu’à « aller chier et pis­ser dehors » — je rap­porte les mots qu’il a employés devant moi et mon col­lègue délé­gué syn­di­cal. Voilà le per­son­nage (...)

Ce même jour, en fin d’a­près-midi, on a orga­ni­sé un pot de départ à la retraite. On avait ache­té des pics pour évi­ter que les gens se servent avec les mains. Lui, il a refu­sé de prendre les pics. Il nous regar­dait avec un léger sou­rire en pre­nant tout à la main : il a ser­ré la main à tout le per­son­nel alors que la note de ser­vice l’in­ter­di­sait ! Quand la soi­rée s’est ter­mi­née, il a insis­té pour, de nou­veau, ser­rer les mains de tout le monde. Mon col­lègue du CSE2 et moi-même avons refu­sé. Il a refait une crise, nous deman­dant d’ar­rê­ter notre psy­chose. (...)

Le 13 mars, de nou­velles notes de ser­vice nous sont com­mu­ni­quées. Je demande à la per­sonne du QHSE3 s’il faut res­pec­ter ces notes-là, vu qu’il est obli­ga­toire de ser­rer la main du direc­teur. Elle est gênée, me répond qu’il faut bien sûr les appli­quer. On va enfin être en sécu­ri­té ! Dans l’a­près-midi, un col­lègue m’ap­prend que le direc­teur et deux autres res­pon­sables lui ont tous ser­ré la main. Il n’ar­rête offi­ciel­le­ment que le 16 mars après une consigne de la res­pon­sable QHSE, soit plus de 15 jours après la pre­mière note de ser­vice. (...)

On demande du savon dés­in­fec­tant viru­cide — on n’a­vait alors que du savon de méca­ni­cien —, du pro­duit net­toyage pour les postes de tra­vail, du gel hydro­al­coo­lique, ain­si que la mise en place d’un dis­po­si­tif de télé­tra­vail. En rigo­lant, il nous annonce qu’il va com­man­der des savon­nettes pour nous faire plai­sir — ce qu’on sou­haite bien : c’est déjà ça ! Mais il refuse le télé­tra­vail. Nos fichiers seraient trop gros, on n’au­rait pas les ordi­na­teurs adap­tés. Je pense que, selon lui, une fois les gens chez eux, ils ne feront rien, ne tra­vaille­ront pas.

Le 18 mars, on en a ras-la-cas­quette. À ce moment, on est vrai­ment dans la merde. On contacte le secré­taire du CSEC, pour savoir qui inter­pel­ler au siège pour sor­tir de cette impasse. Il joint le PDG, qui lui, contacte notre direc­teur. Il lui rap­pelle qu’il doit suivre les condi­tions d’hy­giène et que la situa­tion n’est pas nor­male. Pourtant, tout va très len­te­ment. Puis le direc­teur dit à des col­lègues du CSE et à moi qu’on est des tire-au-flanc parce qu’on ne veut pas net­toyer les sani­taires, qu’on ne veut pas tra­vailler. Il nous demande si on veut arrê­ter la machine. On lui répond qu’on veut tra­vailler, mais en sécu­ri­té. On réitère nos demandes (...)

Mais le 27 mars, il n’y a plus de lin­gettes, plus de gel hydro­al­coo­lique — on en avait un peu, mais que cha­cun avait rame­né de chez soi. Il n’y a pas de télé­tra­vail et les sani­taires sont dans un état insa­lubre. Rien n’a été dés­in­fec­té, ni net­toyé. On refuse de le faire nous-mêmes. Plus ça va, plus la sale­té s’en­grange. Des pho­tos tournent. On fait une nou­velle demande par écrit (...)

À ça le direc­teur répond qu’il faut « arrê­ter le délire des familles ter­ro­ri­sées. Tous les hivers, grippe et gas­tro tuent ! ». Une réponse à laquelle il ajoute une recette de gel hydro­al­coo­lique, au cas où on sou­hai­te­rait en fabri­quer nous-mêmes… C’est une chose de nous en mettre plein la figure ; c’en est une autre de s’en prendre à nos familles. Mes gamines et les enfants du per­son­nel n’ont rien deman­dé. Si un jour elles sont malades, ce sera de ma faute, et on doit sup­por­ter ça.

Le 30 mars, le direc­teur nous informe qu’il va faire net­toyer les sani­taires une fois par semaine par une entre­prise pro­fes­sion­nelle. Les pho­tos avaient cir­cu­lé, il devait être mal. (...)

Il affirme alors que « de toute façon le coro­na­vi­rus ça ne sert à rien d’en faire de trop : si on l’at­trape tous, on sera tran­quilles, comme ça on sera immu­ni­sés, on l’at­tra­pe­ra plus après et ça fera de la sélec­tion natu­relle ». Là c’est trop, on lui demande s’il plai­sante. Et il répond : « Vous savez je suis franc, je suis entier. » On lui pro­pose donc de lécher les poi­gnées de portes pour gagner du temps ! Il n’a pas vou­lu, évi­dem­ment. (...)

la majo­ri­té du per­son­nel a voté la grève : on veut être res­pec­tés. On pense sur­tout à nos familles. (...)

Auparavant, à chaque fois que la direc­tion gueu­lait, on la fer­mait. On se disait que c’é­tait nor­mal ! J’ai déci­dé à un moment d’al­ler sur Paris, à la CGT, pour m’in­for­mer, prendre des petites for­ma­tions… On s’est ren­dus compte qu’on était com­plè­te­ment à côté de la plaque ! (...)

Note de la rédac­tion : La grève a été recon­duite plu­sieurs fois jus­qu’à la reprise du tra­vail mar­di 14 avril, à 20 heures, après des négo­cia­tions entre le per­son­nel et la direc­tion. À son issue : l’en­tiè­re­té des demandes concer­nant l’hy­giène a été accep­tée, 600 euros de prime ont été accor­dés, ain­si que deux jours de congés payés sup­plé­men­taires (qui peuvent être posés sur les jours de grève). Néanmoins, aucune excuse n’a été faite de la part de la direc­tion : une pro­fonde décep­tion, pour les tra­vailleurs et les tra­vailleuses.