
Tandis que la production voit partout son rythme ralentir, la direction d’une usine à papier basée à Aubigné-Racan, petite commune de la Sarthe, a eu raison de la patience de ses employés. Face aux inquiétudes sanitaires de ces derniers et au refus d’instaurer le télétravail, le patron invoque « la sélection naturelle ». Une grève se met alors en place ; les machines sont arrêtées cinq jours. L’un des grévistes, également représentant du personnel, nous raconte leur lutte de l’intérieur. Depuis, l’essentiel de leurs revendications ont été entendues — sauf une : des excuses.
Aujourd’hui, on est 42 à faire grève, dont 31 sur place, assis à côté de moi. On est une papeterie qui fabrique des bobines de feuilles marron. On les envoie dans nos cartonneries pour des cartons d’emballage, sur Brive, Compiègne et Saint-Vulbas. Eux transforment le papier en carton — les deux couches, plus l’ondulé entre les deux. On est environ 72 salariés dans l’entreprise. Une quinzaine de personnes sont en confinement chez eux en raison d’une santé fragile et des risques associés. Leurs déclarations ont été étudiées par la Sécurité sociale, qui les a validées ou non. On a eu des surprises. Certains sont partis pendant 15 jours avant de savoir que leur maladie n’était pas prise en charge. Ils ont dû retourner au travail et on leur a pris sur leurs congés payés — et ils ont eu de la chance : ça aurait pu être du congé sans solde. D’autres ont des arrêts de travail, donc 50 % du salaire. Tous les responsables, eux, sont restés au boulot. (...)
Les gens quand ils arrivent ici, ils y restent, il n’y a que des longues carrières, bien qu’on soit pris pour des cons — ou du gibier, on ne sait pas trop, on hésite entre les deux. Pourtant, on est toujours d’arrache-pied au travail, on se déchire tous. Quand il y a un absent, on appelle un autre qui vient en urgence dans la minute au boulot — je dis bien dans la minute : 80 % des salariés habitent à moins de sept kilomètres de l’entreprise. S’il y a un problème, les gars qui ne sont pas d’astreinte courent sur le site, les mécanos courent au travail pour redémarrer la machine… On est sur un site avec un taux d’arrêt exceptionnel que beaucoup de papeteries aimeraient avoir — et c’est parce que le personnel est amoureux de son entreprise. Mais on n’est pas considérés comme on devrait l’être. Il y a cinq ans, la femme de ménage a été licenciée et n’a jamais été remplacée ; c’est à nous, depuis, de le faire. On a alors organisé un planning de nettoyage — ils n’étaient pas capables de nous en fournir un eux-mêmes — et, depuis, chacun notre tour, une fois par semaine, on va nettoyer les sanitaires : les toilettes, les vestiaires et les douches.
On a eu une note de service, le 28 février [2020], au début de l’épidémie, pour nous dire de faire attention, de respecter les gestes barrières et de ne plus serrer les mains. (...)
Le 6 mars, on a demandé au directeur de procéder au nettoyage des sanitaires avec une entreprise professionnelle : on ne se sentait pas en sécurité de le faire nous-mêmes le temps de l’épidémie. Et il nous a répondu très énergiquement — il était carrément hystérique — que c’était hors de question, car c’est notre boulot. Et si on n’est pas contents, on a qu’à « aller chier et pisser dehors » — je rapporte les mots qu’il a employés devant moi et mon collègue délégué syndical. Voilà le personnage (...)
Ce même jour, en fin d’après-midi, on a organisé un pot de départ à la retraite. On avait acheté des pics pour éviter que les gens se servent avec les mains. Lui, il a refusé de prendre les pics. Il nous regardait avec un léger sourire en prenant tout à la main : il a serré la main à tout le personnel alors que la note de service l’interdisait ! Quand la soirée s’est terminée, il a insisté pour, de nouveau, serrer les mains de tout le monde. Mon collègue du CSE2 et moi-même avons refusé. Il a refait une crise, nous demandant d’arrêter notre psychose. (...)
Le 13 mars, de nouvelles notes de service nous sont communiquées. Je demande à la personne du QHSE3 s’il faut respecter ces notes-là, vu qu’il est obligatoire de serrer la main du directeur. Elle est gênée, me répond qu’il faut bien sûr les appliquer. On va enfin être en sécurité ! Dans l’après-midi, un collègue m’apprend que le directeur et deux autres responsables lui ont tous serré la main. Il n’arrête officiellement que le 16 mars après une consigne de la responsable QHSE, soit plus de 15 jours après la première note de service. (...)
On demande du savon désinfectant virucide — on n’avait alors que du savon de mécanicien —, du produit nettoyage pour les postes de travail, du gel hydroalcoolique, ainsi que la mise en place d’un dispositif de télétravail. En rigolant, il nous annonce qu’il va commander des savonnettes pour nous faire plaisir — ce qu’on souhaite bien : c’est déjà ça ! Mais il refuse le télétravail. Nos fichiers seraient trop gros, on n’aurait pas les ordinateurs adaptés. Je pense que, selon lui, une fois les gens chez eux, ils ne feront rien, ne travailleront pas.
Le 18 mars, on en a ras-la-casquette. À ce moment, on est vraiment dans la merde. On contacte le secrétaire du CSEC, pour savoir qui interpeller au siège pour sortir de cette impasse. Il joint le PDG, qui lui, contacte notre directeur. Il lui rappelle qu’il doit suivre les conditions d’hygiène et que la situation n’est pas normale. Pourtant, tout va très lentement. Puis le directeur dit à des collègues du CSE et à moi qu’on est des tire-au-flanc parce qu’on ne veut pas nettoyer les sanitaires, qu’on ne veut pas travailler. Il nous demande si on veut arrêter la machine. On lui répond qu’on veut travailler, mais en sécurité. On réitère nos demandes (...)
Mais le 27 mars, il n’y a plus de lingettes, plus de gel hydroalcoolique — on en avait un peu, mais que chacun avait ramené de chez soi. Il n’y a pas de télétravail et les sanitaires sont dans un état insalubre. Rien n’a été désinfecté, ni nettoyé. On refuse de le faire nous-mêmes. Plus ça va, plus la saleté s’engrange. Des photos tournent. On fait une nouvelle demande par écrit (...)
À ça le directeur répond qu’il faut « arrêter le délire des familles terrorisées. Tous les hivers, grippe et gastro tuent ! ». Une réponse à laquelle il ajoute une recette de gel hydroalcoolique, au cas où on souhaiterait en fabriquer nous-mêmes… C’est une chose de nous en mettre plein la figure ; c’en est une autre de s’en prendre à nos familles. Mes gamines et les enfants du personnel n’ont rien demandé. Si un jour elles sont malades, ce sera de ma faute, et on doit supporter ça.
Le 30 mars, le directeur nous informe qu’il va faire nettoyer les sanitaires une fois par semaine par une entreprise professionnelle. Les photos avaient circulé, il devait être mal. (...)
Il affirme alors que « de toute façon le coronavirus ça ne sert à rien d’en faire de trop : si on l’attrape tous, on sera tranquilles, comme ça on sera immunisés, on l’attrapera plus après et ça fera de la sélection naturelle ». Là c’est trop, on lui demande s’il plaisante. Et il répond : « Vous savez je suis franc, je suis entier. » On lui propose donc de lécher les poignées de portes pour gagner du temps ! Il n’a pas voulu, évidemment. (...)
la majorité du personnel a voté la grève : on veut être respectés. On pense surtout à nos familles. (...)
Auparavant, à chaque fois que la direction gueulait, on la fermait. On se disait que c’était normal ! J’ai décidé à un moment d’aller sur Paris, à la CGT, pour m’informer, prendre des petites formations… On s’est rendus compte qu’on était complètement à côté de la plaque ! (...)
Note de la rédaction : La grève a été reconduite plusieurs fois jusqu’à la reprise du travail mardi 14 avril, à 20 heures, après des négociations entre le personnel et la direction. À son issue : l’entièreté des demandes concernant l’hygiène a été acceptée, 600 euros de prime ont été accordés, ainsi que deux jours de congés payés supplémentaires (qui peuvent être posés sur les jours de grève). Néanmoins, aucune excuse n’a été faite de la part de la direction : une profonde déception, pour les travailleurs et les travailleuses.