
Cent jours ! Demain mercredi 8 juin, Nuit debout fêtera son centième jour place de la République et ailleurs. Une bonne occasion de réfléchir à ce mouvement qui a redonné de l’air à la vie publique et ré-ouvert l’alternative. Un politologue et un activiste en discutent.
Benjamin Sourice - Nuit Debout est le signe de victoires : celle du début de la réappropriation de l’espace public et de la récupération de libertés comme le droit de manifester dans un contexte d’état d’urgence. Elle portait aussi l’idée de mettre de la pression sur le mouvement syndical, d’accélérer les luttes sociales : la grève d’une journée tous les 15 jours où l’on rentre tristement chez soi après, ce n’est plus possible. Il y a eu beaucoup d’échanges avec les syndicats, on a beaucoup travaillé pour horizontaliser les rapports entre syndicats et syndiqués, entre dirigeants et personnes dans les luttes. Et peut-être que cela a aussi conduit à muscler le mouvement syndical, avec plus de mobilisation dans les manifs et des actions plus musclées. (...)
Gaël Brustier - Il y a des acquis assez importants, comme sur la prise de parole. Je crois qu’on est entré dans une phase d’horizontalité, au sens le plus pur du terme. Des réseaux de solidarité se sont créés, des références communes sont nées, des codes, des réflexions qui ne sont pas forcément tranchées mais qui semblent progresser. Dans la période actuelle de marasme, Nuit debout a marqué un sursaut : on dit Stop !, on arrête les défaites, qu’elles soient électorale, culturelle, politique, sociale, etc., et on engage une autre période.
Certes, les grands débats du début du mouvement ne sont pas tranchés : le débouché politique, le rapport aux institutions et au pouvoir, la question de « Comment on change le monde ? ».
Benjamin Sourice - Nuit debout a permis de faire tomber certains masques. La critique du fait que nous ne sommes pas en démocratie s’était exprimée dans Les Indignés, en Espagne, mais elle n’était pas vraiment présente en France. Nuit debout a fait émerger ce constat : « Il y a un véritable problème démocratique ». L’usage du 49-3 par le gouvernement pour imposer la loi Travail en a été l’illustration. (...)
Gaël Brustier - Si le 49-3 est à ce point rejeté, c’est parce qu’il n’y a plus aujourd’hui de consentement à avancer dans le système. On arrive à un moment où les choses ne sont plus acceptées. Nuit debout révèle le fossé terrible entre la vraie stabilité institutionnelle garantie par la Constitution et la crise politique non moins grande.
Benjamin Sourice - Au delà des luttes sectorielles, toutes les luttes se retrouvent sur le même constat : « Le jeu ne marche plus, les règles institutionnelles sont complètement pipées ». (...)
Le Mouvement 5 Etoiles en Italie, Syriza en Grèce, Podemos peut-être, en Espagne : les expériences de changement institutionnel n’ont guère abouti, et on a l’impression d’être dans un blocage. Comment en sortir ?
Gaël Brustier - Après la défaite de l’an prochain – parce que je ne vois guère comment elle serait évitable dans le contexte actuel –, il va y avoir une recomposition. C’est là où le travail de Nuit Debout et d’autres mouvements va être extrêmement important. C’est un lent travail de maturation et d’infusion dans la société, en termes de pratiques, de questionnements. Cela prépare plutôt efficacement la gauche « d’après ». (...)
Benjamin Sourice - Je ne crois pas à l’auto-dissolution des partis de gauche actuels... Mais la remise en cause des institutions par la droite ou l’extrême-droite n’arrivera pas non plus, car elles conviennent parfaitement aux politiques néo-libérales qui ne sont plus acceptées par une majorité de la population. Il faut donc les imposer par l’autorité. Et l’agonie de la Ve République passera peut-être par l’exacerbation de tous ses défauts, parmi lesquels l’autoritarisme dangereux qui permet d’imposer au peuple telle ou telle mesure. L’austérité marche très bien à coup de 49-3. (...)
Quelle est désormais la stratégie de Nuit debout ?
Benjamin Sourice - Je ne pense pas que Nuit debout soit moins bruyante, je pense que la forme Assemblée Générale, comme mode d’action et mode d’occupation, a atteint ses limites : la parole a été libre pendant deux mois, les gens sont venus dire ce qu’ils avaient à dire, à un moment donné, on ne va pas répéter les mêmes choses indéfiniment… Mais Nuit debout prend aussi beaucoup d’autres formes que les seules AG. Nuit debout, c’est aussi des manifs sauvages, envahir un plateau de télévision, s’inviter dans des débats où on n’est pas attendu…
Aujourd’hui, il faut capitaliser toutes les réflexions qu’il y a eu, poursuivre la mise en réseau sur tout le territoire national des militants de Nuit debout. C’est ce que j’appelle la stratégie du grain de sable : faire irruption, là où c’est possible, dans l’ordre établi pour créer une rupture dans la stratégie du spectacle. Pour les élections qui arrivent, le système voudrait que tout se passe bien, que Nuit debout rentre se coucher et plie bagage, pour qu’on reprenne les choses telles qu’elles étaient avant, entre grandes personnes, avec des débats téléguidés, où tout est convenu… C’est aussi ça le débouché de Nuit Debout : faire en sorte qu’il n’y ait pas ce retour à la normalité. (...)
Benjamin Sourice - Les Indignés s’en amusent souvent : la seule décision qu’ils ont jamais été capable de prendre, c’est la dissolution de leur mouvement. Par contre, ce qui s’est passé derrière cette dissolution, c’est la création d’une incroyable galaxie de mouvements, d’associations, de réoccupations du territoire, de création d’alternatives, avec la recherche d’autonomie… C’est pourquoi je ne pense pas que l’élection serait l’unique débouché. Le champ politique offre plusieurs débouchés : la poursuite de l’éducation populaire, la redynamisation du tissu associatif, le renouvellement de nouvelles formes de bénévolat, la création de collectifs, etc. C’est ce qui s’est passé en Espagne. (...)
Gaël Brustier - Le Front National progresse aussi sur le vide militant et associatif, sur le fait que tous les pavillons ont un mur en bas de chez eux, et qu’il y a donc un phénomène de désertification de la vie collective… Nuit debout fait ce travail d’horizontalité et d’incitation à la participation, c’est une des clés pour reprendre pied dans une France qui, aujourd’hui, est soit dans l’abstention, soit dans la contestation droitière de Le Pen. Mais tout cela prend du temps. Ce n’est pas un claquement de doigts, c’est une guerre de position. La bataille culturelle, c’est lent.