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Non, votre enfant n’est pas HPI (Haut Potentiel Intellectuel), vous êtes juste riche
Article mis en ligne le 12 juillet 2022

Les enfants dits HPI sont-ils naturellement plus intelligents que les autres ? Et pourquoi ce titre est-il devenu si prisé de certains parents ? Le chercheur Wilfried Lignier pose la question.

Le diagnostic reconnaissant un haut potentiel intellectuel (HPI) s’inscrit-il dans le cadre de stratégies éducatives, en particulier celles des classes supérieures qui cherchent à obtenir divers sauf-conduits scolaires pour leur enfant ? C’est l’hypothèse de Wilfried Lignier, sociologue au CNRS, pour qui faire reconnaître comme surdoué son enfant permettrait d’augmenter son pouvoir face à l’école. Pour lui, l’idée même d’intelligence est devenue éminemment politique... Wilfried Lignier, auteur de La petite noblesse de l’intelligence (éditions La Découverte), étudie depuis plus de 10 ans les domaines de l’enfance, de l’école et de la médicalisation. Interview.

Pourquoi avoir choisi d’étudier les HPI ?

Wilfried Lignier : Parce-que c’est un peu fou de prétendre de ses enfants qu’ils sont intrinsèquement et psychiquement plus intelligents, grâce à un cerveau particulier qui leur permettrait de réfléchir différemment et plus vite… En tant que sociologue, déconstruire cette idée représente un défi. L’objectif ne peut pas être, certes, de se prononcer sur la réalité biologique du phénomène HPI. Mais on peut circonscrire la part – immense ! – du construit, du social, de l’historique… La question n’est pas de remettre en cause l’existence de niveaux intellectuels différents, car la sociologie l’explique simplement : le cerveau étant plastique, plus les gens seront entraînés, plus ils seront forts. Les études montrent en effet que le quotient intellectuel (QI) est corrélé avec la classe sociale et le niveau de diplôme de parents. Mais là où les psychologues diront que le QI est le meilleur prédicteur de la réussite sociale ou scolaire, les sociologues avanceront l’inverse : l’accumulation de ressources culturelles fait le QI. Si la question est de savoir si les enfants identifiés comme HPI sont nés comme ça, plusieurs éléments tendent à prouver le contraire. (...)

En outre, se demander si les HPI sont vraiment HPI, c’est déjà se tromper de question. Il est plus judicieux de se demander pourquoi certains parents font tester leurs enfants, vont s’investir de cette question, et ce qu’ils en retirent. Bourdieu parlait déjà de « l’idéologie du don » , mais je voulais analyser comment celle-ci se présente et ce qu’elle permet de faire… En somme, qu’est-ce qui fait, dans une famille et une époque donnée, que l’on dira d’un enfant à l’intelligence élevée qu’il est surdoué au lieu de n’en dire rien ? La vraie question, qui peut paraître abstraite mais qui est en fait très politique, est : pourquoi utiliser ce type d’identification, à quoi elle sert, qu’est-ce qu’elle doit changer, et pour qui ?

Surdoué, précoce, HPI… Que raconte l’évolution de la terminologie ? (...)

Dans les années 2010, l’acronyme « HPI » est adopté avant de s’imposer récemment au sein de l’Éducation nationale (EN). Cette nouvelle terminologie correspond à un mouvement récent de scientifisation qui se traduit par des études et travaux se voulant plus connectés aux savoirs universitaires légitimes comme la neurologie. À vrai dire, l’adoption par l’EN du terme HPI est finalement une sorte de retour aux sources... Car déjà dans les années 1970, le terme « précoce » n’avait été admis que comme une forme de concession par les parents – essentiellement issus des classes supérieures – mobilisés pour ce que j’ai appelé « la cause de l’intelligence » . Dans l’incapacité de se soustraire à l’école commune, ces parents mettaient en avant des formes alternatives de classement – non scolaires mais psychologiques. L’enjeu profond pour eux : justifier des dérogations à cette école de plus en plus massifiée, à partir d’un accent sur des compétences très singulières, des propriétés qui n’auraient rien de scolaire. Visiblement, le terme n’a pas été jugé satisfaisant puisqu’il a été de nouveau remplacé par HPI, terme qui confère une certaine aura scientifique au diagnostic. Pourtant, tout au long de ces changements de terminologie, les instruments de mesure sont restés les mêmes (...)

En 1880, alors que sous la Troisième République l’école est rendue obligatoire pour tous, le psychologue Alfred Binet est payé par le gouvernement français pour mettre au point la première échelle de mesure de l’intelligence. L’objectif d’alors était inverse, mais il s’agissait bien, déjà, de déroger là encore à l’ordre scolaire ordinaire : détecter les « sous-doués » (dans le jargon psychiatrique de l’époque, les « anormaux de l’école » ) pour les exclure légitimement de l’éducation collective.

Comment a évolué le profil des personnes testées ? (...)

l’identification comme HPI prend un sens plus radical. Il s’agit de plus en plus de justifier de l’intelligence d’un élève qui ne réussit pas à l’école. On observe la même dynamique avec les testés adultes, un phénomène récent qui concerne surtout des gens qui ont une certaine méfiance ou défiance à l’égard de l’école, parce qu’elle n’a pas été au centre de leur insertion professionnelle, sociale (y compris lorsqu’ils ont paradoxalement réussi dans la vie). Comme pour les enfants, la référence à la psychologie fonctionne encore, cela dit, comme une revendication d’une manière alternative de classer les compétences personnelles.
Quel est le rôle des psychologues dans le processus du diagnostic ?

W. L. : Les psychologues libéraux chargés de faire passer les tests souffrent d’un problème chronique de patientèle, dû au fait que les personnes les plus frappées de problèmes psychiques – surtout les jeunes et les pauvres – n’ont pas les moyens de se payer des séances de thérapie. Aujourd’hui, les psychologues se retrouvent courtisés par des associations (l’Association Française des Enfants Précoces, l’Association Zebra Alternative...) leur proposant de faire passer des tests, facturés entre 150 et 300 euros. Ils finissent par proposer le service dans le respect des conditions exigées par les associations, à savoir : annoter clairement le chiffre du QI, idéalement supérieur à 130. Autre problème : les tests de QI censés mesurer cette éternelle arlésienne qu’est l’intelligence sont distribués par des éditeurs privés, ne sont pas diffusés ouvertement, ou seulement par extraits... Une opacité qui tend à nourrir les fantasmes autour de leur contenu ! Le truc, c’est que ces tests reviennent en gros à montrer que les enfants sont bons ou pas bons dans des domaines finalement très scolaires, et ce alors que le QI entend justement s’émanciper de l’école. (...)

Souvent conscients de cela, un peu gênés, les psychologues essaient de retomber sur des propositions plus en accord avec leurs valeurs, comme la proposition d’une thérapie. Rejet quasiment invariable des parents : ce qu’ils veulent, ce n’est pas changer l’enfant ou mieux l’accompagner à la maison, mais changer le contexte éducatif hors de la sphère domestique.
Pour vous, le terme d’intelligence porte en lui la contestation de l’école et des institutions culturelles. Pourquoi ?

W. L. : On ne peut pas comprendre le recours à une identification psychologique des compétences sans prendre en compte l’institution scolaire, qui ultra domine la question, depuis les petites classes de maternelle jusqu’aux diplômes du supérieur. (...)

Dans le cas des HPI, on n’a pas à faire à une revendication gratuite. La quasi-totalité des enfants testés sont bons à l’école, et tendent passer le test de Wechsler afin de sauter une classe : le phénomène HPI montre que l’intelligence est une notion éminemment politique, qui va servir une forme d’appropriation redondante, car le sceau « surdoué » augmente le pouvoir des parents sur l’école. Il assoit l’usage de moyens non scolaires (un test réalisé par une entité privée) pour obtenir des avantages scolaires (sauter une classe, obtenir un traitement de faveur…). La référence à l’intelligence fonctionne bien en lien avec des luttes scolaires, portées par certaines classes sociales.
Quelles sont les classes sociales en question ?

W. L. : L’école est certes très ajustée, en général, aux classes moyennes et supérieures, mais dans le détail les choses se compliquent. Certains groupes sociaux (chercheurs, journalistes...), dotés en ressources reconnues par l’école – des diplômes, une profession plutôt intellectuelle, dans le public... – vont expérimenter une certaine affinité d’habitus avec les enseignants. De par cette proximité, ils n’auront pas à recourir à la psychologie pour court-circuiter le système, et faire sauter une classe à leur enfant. D’ailleurs, ils s’en ficheront souvent un peu... À l’inverse, « les riches » , pour aller vite, c’est-à-dire les groupes sociaux qui selon Bourdieu jouissent d’une structure du capital plus économique que culturelle (cadres supérieurs du privé, entrepreneurs, ingénieurs, etc.), sont fortement surreprésentés parmi les parents faisant tester leur enfant. Non seulement car ils n’ont pas les canaux, mais car ils ne comprennent pas toujours aussi bien que les autres fractions dominantes ce qu’est l’école (...)

Faire diagnostiquer son enfant HPI est donc surtout un moyen de singulariser son enfant ?

W. L. : Singulariser son enfant est une stratégie sociale très générale, et compréhensible : c’est chercher à obtenir le meilleur pour l’enfant, et pour l’avenir de la famille. Il faut toutefois s’interroger et s’accorder sur les moyens et conditions de cette singularisation. Ce que je trouve dérangeant avec ce diagnostic HPI, c’est son caractère faiblement démocratique, inégalitaire. (...)

Dans ces conditions, le diagnostic HPI fonctionne forcément au profit des familles les plus favorisées, qui cherchent à avoir encore plus la main sur l’École publique, sur l’éducation d’État. Quitte à lui faire renier sa propre logique : reconnaître une forme d’excellence non reconnue par l’évaluation scolaire… Je ne dis pas, bien sûr, qu’il ne faut jamais remettre en cause l’ordre normal. Mais il faut questionner le fait de le faire dans des conditions qui favorisent de fait les plus forts socialement.

Vous parlez de tensions et de zones d’ombre entre médical et scolaire : de quoi s’agit-il ?

W. L. : C’est un endroit exploité par ceux qui le peuvent. La logique HPI, c’est la logique du certificat médical, certificat qui permet de déroger à un ordre, scolaire, professionnel ou même familial. Ce mécanisme se retrouve aussi avec la dyslexie, la dysgraphie ou le fait d’être TDAH (un diagnostic de classe moyenne, car il s’accompagne souvent d’un traitement médicamenteux qui rebute les classes supérieures). Ce qui est intéressant, c’est que tous ces diagnostics sont assez similaires. De tous les diagnostiqués, on dira que « leur esprit va plus vite que leur main / leurs yeux… » Sous-entendu : cet enfant est imprenable par la vie réelle. Ce qui pose question, c’est cette place de l’identification médicale ou paramédicale, devenue hyper légitime, intouchable. J’aurais aussi pu mener mon enquête sur un autre de ces diagnostics, cela m’aurait conduit à la même question : jusqu’à quel point doit-on accorder des dérogations organisées aux règles communes sur une base médicale, surtout si l’accès au médical est inégal ? (...)

Comment endiguer le phénomène ?

W. L. : On pourrait argumenter qu’il faudrait mettre en place un accès généralisé à l’identification intellectuelle, et un contrôle démocratique sur la distribution du savoir, et sur l’évaluation des gens en fonction de ce savoir. Mais ce qui remplit déjà cette fonction, en tout cas sur le principe, c’est… l’École ! Sans nier les problèmes que l’École rencontre, il faut je crois défendre le principe d’une éducation vraiment commune, au travers d’une forme d’organisation collective, où l’on est censé traiter les gens de manière égalitaire, avec des critères transparents... L’École que l’on connaît n’est pas idéale, mais on ne gagne rien, selon moi, à lui opposer une privatisation de l’évaluation et de la prise en charge des enfants. Y compris lorsqu’elle se présente sous la forme on ne peut plus respectable du soin psychologique ou médical.