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Le Monde
« Non, le masque grec n’est pas un “blackface” »
Anne-Sophie Noel Maîtresse de conférence en littérature grecque
Article mis en ligne le 30 mars 2019

Une représentation des « Suppliantes » d’Eschyle a été empêchée par des manifestants qui jugeaient la mise en scène « racialiste » en raison de l’usage de masques et maquillages noirs par des acteurs blancs. Ce que regrette Anne-Sophie Noel, maîtresse de conférences en langue et littérature grecques.

Dans le théâtre grec, l’apparence physique et les vêtements sont souvent les premiers éléments auxquels s’accroche le regard des personnages comme des spectateurs. Les Danaïdes elles-mêmes se sont présentées plus tôt aux spectateurs comme des femmes à la joue « brunie par le soleil du Nil ». Pélasgos interroge leurs vêtements « barbares », car ceux de femmes qui ne parlent pas grec, et les compare à ceux de Libyennes, de Chypriotes, d’Indiennes, ou même à ceux des Amazones. (...)

tout l’enjeu de la tragédie est alors de montrer que ces femmes d’apparence étrangère sont en réalité des Grecques, descendantes d’une princesse argienne, Io, vierge chassée de son pays sous la forme d’une génisse, victime de la prédation sexuelle de Zeus et de la jalousie d’Héra.
Les Suppliantes une pièce progressiste et ouverte au monde

L’autre est donc en réalité un autre soi-même : les Danaïdes demandent l’exil sur leur propre terre d’origine. La dramaturgie d’Eschyle repose tout entière sur ce décalage entre une altérité physique, qui se donne à voir dans la couleur de la peau et les vêtements de fin lin blanc égyptien, et une identité ethnique semblable.
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Ce paradoxe, ainsi que ce contraste des couleurs, sont au cœur de la pièce et donnent même lieu à l’invention d’un néologisme en grec : les Danaïdes sont appelées des astoxenai, c’est-à-dire des « concitoyennes-étrangères » ou « étrangères-concitoyennes ». Au cours d’une assemblée démocratique de citoyens, les Argiens et leur roi décident à l’unanimité de faire valoir le droit à l’accueil de l’étranger dans la cité : ils offrent à ces « grecques-étrangères » asile et protection, au risque d’entrer en conflit ouvert avec l’Egypte.

Il y a donc peu de pièces grecques aussi progressistes et ouvertes au monde que les Suppliantes. (...)

Il ne fait pas l’économie du choc de l’apparence mais sa dramaturgie le déconstruit : si la peau noire surprend, il faut aller voir plus loin et surtout, donner la parole à l’autre, pour comprendre que le contraste des apparences masque en réalité une identité et une fraternité profondes.
Contexte culturel entièrement déconnecté

D’ailleurs, la pièce a connu un regain d’intérêt ces dernières années, parce qu’elle véhicule avec force et clarté l’idée du droit à l’accueil de l’étranger : dans des mises en scène récentes, en France, en Sicile et aux Etats-Unis, les Danaïdes ont porté la voix des réfugiés de tous bords. Bloquer la représentation des Suppliantes d’Eschyle, mise en scène par Philippe Brunet à la Sorbonne dans le cadre du festival de tragédies grecques des Dionysies, est donc sans doute un contresens.

Que cela soit clair et pour éviter toute récupération politique de mauvais aloi : en tant que citoyenne et universitaire, je condamne toute manifestation pouvant se rattacher à ce que l’on nomme, du fait de son origine américaine, le « blackface », qu’il soit commis de façon intentionnelle ou même par ignorance ou négligence. Mais je ne peux pas accepter que l’art millénaire du masque théâtral, que ce soit par ses origines grecques, indiennes, ou japonaises, soit assimilé à cette pratique sordide venue des shows ségrégationnistes américains du XIXe siècle.