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Naufrages en Méditerranée : l’UE coupable de crimes contre l’humanité ?
Article mis en ligne le 10 août 2019

Deux avocats – Omer Shatz membre de l’ONG Global Legal Action Network et Juan Branco, dont le livre Crépuscule a récemment créé la polémique en France – ont déposé une plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) à Paris le 3 juin dernier.

Cette plainte qualifie de crimes contre l’humanité les politiques migratoires des États membres de l’Union européenne (UE) en Méditerranée.

Selon le journal Le Monde :

Pour les deux avocats, en permettant le refoulement des migrants en Libye, les responsables de l’UE se seraient rendus complices « d’expulsion, de meurtre, d’emprisonnement, d’asservissement, de torture, de viol, de persécution et d’autres actes inhumains, [commis] dans des camps de détention et les centres de torture libyens ».

Les deux avocats ont transmis un rapport d’enquête de 245 pages sur la politique méditerranéenne de l’UE en matière de migration, à la procureure de la Cour, Fatou Bensouda, qui doit décider si elle souhaite ouvrir une enquête préliminaire sur la criminalité liée au traitement des migrants en Europe. (...)

Sur les plans doctrinal et juridique, la CPI peut agir. La question qui demeure est politique : la CPI peut-elle et doit-elle s’en prendre à ses fondateurs sur leurs propres territoires ?

Il y a deux raisons pour lesquelles la réponse est catégoriquement oui. Premièrement, la plainte porte sur ce qui est devenu une impasse en matière de droits au sein de l’UE. En s’attaquant à un domaine qui paralyse d’autres cours supranationales, la CPI peut remplir son rôle d’institution judiciaire de dernier ressort. Deuxièmement, en se tournant vers ses fondateurs (et ses bailleurs de fonds), la CPI peut répliquer à ses détracteurs qui l’accusent d’avoir adopté une posture néocolonialiste vis-à-vis du continent africain, une image qui la poursuit depuis au moins la dernière décennie.
La légitimité de la cour pénale

La CPI est la première cour pénale internationale permanente au monde. Fondée en 2002, elle compte actuellement 122 états membres.

Jusqu’à présent, la cour n’a poursuivi que des ressortissants issus de pays africains. (...)

En retour, cela a conduit à des pressions à l’encontre de la cour de la part d’acteurs puissants comme l’Union africaine, qui exhorte ses membres à quitter la cour.

Le premier départ du tribunal a eu lieu en 2017, avec le Burundi. Les Philippines en est sorti en mars 2019. (...)

Les deux états font actuellement l’objet d’enquêtes au sein de la CPI (...)

C’est dans ce contexte sensible que le procureur de la CPI avait décidé en 2017 d’enquêter sur les exactions commises en Afghanistan par les talibans, mais aussi par les forces militaires étrangères actives en Afghanistan, y compris les forces armées américaines. Si l’acte avait été alors salué, le projet n’a pu aboutir.

Les États-Unis, qui ne sont pas membres de la CPI, se sont violemment opposés à toute possibilité d’investigation. En avril 2019, la CPI a annoncé qu’une chambre préliminaire avait mis fin à l’enquête car l’opposition américaine rendait toute action de la CPI impossible. Une décision qui a suscité de vives réactions et beaucoup de frustrations au sein des organisations internationales.

La CPI connaît une période de forte turbulence et de crise de légitimité face à des états récalcitrants. Un autre scénario est-il envisageable dans un contexte où les états mis en cause sont des états membres de l’Union européenne ? (...)

On estime que plus de 30 000 personnes migrantes se sont noyées en Méditerranée au cours des trois dernières décennies. (...)

L’UE a confié des missions de recherche et de sauvetage aux garde-côtes libyens, qui ont été accusés à plusieurs reprises d’atrocités contre les migrants. Les pays européens négocient désormais l’accueil des migrants méditerranéens au cas par cas et s’appuyant sur des réseaux associatifs et bénévoles. (...)

Une impasse juridique

Le droit international et supranational s’applique aux migrants, mais jusqu’à présent, il ne les a pas suffisamment protégés. Le droit de la mer est par ailleurs régulièrement invoqué.

Il exige que les navires recueillent les personnes dans le besoin.

Une série de refus d’autoriser les navires à débarquer des migrants sauvés en mer a mis en péril cette doctrine internationale.

Au sein de l’UE, la Cour de justice supervise les politiques relatives aux migrations et aux réfugiés.

Mais cette responsabilité semble avoir été écartée au profit d’un accord conclu il y a déjà deux ans avec la Libye. Cet accord est pour certains une dont certains l’équivalent d’une « condamnation à morts » vis-à-vis des migrants.

De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a été perçue comme une institution ne soutenant pas spécialement la cause des migrants. (...)

Si les tribunaux européens sont invoqués et rendent leurs avis, le contexte migratoire empire, or les mécanismes, les politiques et les engagements européens et internationaux existants en matière de droits ne produisent pas de changement.

Dans cette impasse juridique, l’introduction d’un nouveau paradigme semble essentielle.
Remplir pleinement son rôle

Dans ce contexte complexe, un élément fondateur de la CPI peut jouer un rôle : le principe de complémentarité.

Elle [la complémentarité] crée une relation inédite entre les juridictions nationales et la Cour permettant un équilibre entre leurs compétences respectives.

Cela signifie que le tribunal n’intervient que lorsque les États ne peuvent ou ne veulent pas agir de leur propre chef. (...)

Le refus d’action de l’UE doit pousser la CPI à agir

L’impasse dans laquelle se trouve actuellement l’UE en ce qui concerne les droits en matière de migration montre ce que la complémentarité est censée faire – accorder la primauté aux États souverains sur l’application de la loi et intervenir uniquement lorsque les États violent le droit humanitaire et refusent d’agir.

La dernière décennie de migrations meurtrières, conjuguée à une politique de réfugiés délibérément délaissée en Europe, constitue une telle situation.

Les migrants potentiels ne votent pas et ne peuvent pas être représentés politiquement dans l’UE.

Leur protection ne dépend donc que des normes relatives aux droits de l’Homme et des engagements internationaux qui les entérinent. Ces normes ne sont pas appliquées, en partie parce que les questions de citoyenneté et de sécurité des frontières sont restées largement du ressort des États souverains. Ces politiques se traduisent aujourd’hui par un « crime contre l’humanité » continu. (...)

La CPI est peut-être l’institution qui sera capable de dénouer la situation complexe et l’impasse actuelle en menaçant de traduire les dirigeants européens en justice, faisant ainsi écho avec les idéaux progressistes qui ont nourri sa construction.