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Basta !
Modèle agricole : « On ne peut pas faire porter la responsabilité des ravages du capitalisme aux paysans »
Article mis en ligne le 7 septembre 2021

Pour en finir avec le modèle agricole industriel, les alternatives paysannes ne suffisent pas. Des membres de la coopérative agricole l’Atelier Paysan expliquent pourquoi dans un ouvrage récent, Reprendre la terre aux machines. Entretien.

Basta ! : « L’escalade technologique permanente assure la dépossession et l’élimination des agriculteurs », dites-vous. Mais les machines – tracteurs, faucheuses, charrues, etc. – n’ont-elles pas aussi permis de libérer les agriculteurs de tâches ardues qu’impose le travail de la terre ?

Hugo Persillet [1] : Nous ne sommes pas opposés aux machines en soi. Nous sommes une coopérative de paysans, nous en fabriquons nous-mêmes et savons bien qu’un certain degré de mécanisation est évidemment nécessaire, surtout si on veut installer un million de paysans comme nous le disons dans notre livre-manifeste. Mais nous contestons le besoin de machines conçues sans les usagers, dont le but est de se passer du travail paysan.

Nous sommes partis du constat de l’échec total de l’industrialisation de l’agriculture qui a fait disparaître une classe sociale dans sa quasi-intégralité : les paysans. De nombreux autres métiers ont disparu, des savoir-faire ont été perdus. L’industrialisation de l’agriculture, c’est aussi un échec au niveau de l’entretien des territoires, de la préservation des écosystèmes et au niveau de la santé publique. Et en plus on ne réussit même pas à nourrir tout le monde ! Or, quelle est la place de la machine dans cette industrialisation ? Elle est centrale. Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser, la machine n’est pas neutre. Elle rend l’obligation de monoculture implacable et elle est indissociable d’une forte précarisation des femmes et des hommes qui n’auront souvent pas assez de toute leur vie pour rembourser leur outil de travail. (...)

On est dans une nouvelle phase d’industrialisation avec l’arrivée de la robotique et du numérique. Ces nouvelles technologies s’appuient, comme les plus anciennes, sur une idéologie de la superpuissance, de l’artificialisation de la vie, du contrôle de la nature. Une des conséquences c’est que les paysans subordonnent leur capacité de production au bon vouloir d’institutions de plus en plus éloignées de leurs capacités d’intervention : les géants du numérique par exemple. Ou les ingénieurs des entreprises qui fabriquent leurs outils connectés.

Vous dites que la machine agricole est « un impensé politique ». C’est-à-dire ?

HP : Contrairement à la question de l’accès au foncier, des circuits de vente ou des pesticides, la machine en tant que telle et la place qu’on lui accorde n’ont jamais été réfléchies au sein des syndicats et autres groupements agricoles. Cela a été vaguement pensé à propos des robots de traite dans les années 2000, mais les discussions étaient très clivantes, et elles n’ont pas été approfondies. Pour nous, il est temps de s’y intéresser, et de contester la nouvelle étape de l’industrialisation que constitue « l’agriculture 4.0 ». Car, aujourd’hui comme hier, la technologie sert de levier pour installer un certain modèle. Et ce modèle, c’est une agriculture avec toujours moins de paysans. (...)

J-CB : Rares sont ceux qui font la critique du machinisme et de sa puissance. Prenons le problème des algues vertes en Bretagne : il est apparu en même temps que le remembrement [réunion de plusieurs parcelles en une seule,ndlr] avec l’arrachage de centaines kilomètres de haies et de talus. Mais qui fait le lien entre la puissance qui a été nécessaire à ces destructions puis à l’exploitation de la terre et les dégâts causés par les algues vertes ? Les machines sont pourtant au cœur du désastre.

Autre point central abordé dans votre ouvrage : un regard (très) critique sur les modèles agricoles alternatifs, agriculture paysanne et agriculture bio notamment. Pour vous, ce sont des alternatives indispensables mais inoffensives. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

J-CB : Nos alternatives ne sont pas un danger pour l’agro-industrie. C’est un constat. Je pratique l’agriculture bio depuis 40 ans ; or il n’y a pas eu un jour au cours de ces 40 années sans que l’utilisation de pesticides ne progresse. On peut aussi prendre l’exemple de Terre de liens, un projet puissant visant à lutter contre la disparition des fermes et des terres agricoles mais qui a sauvé en 20 ans l’équivalent de ce qui disparaît chaque semaine. C’est aussi le cas des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), autre mouvement indispensable mais qui a été sans aucun effet sur l’extension du pouvoir de la grande distribution. Nous sommes donc bien obligés de constater que nous avons échoué. Nos pratiques n’ont pas fait tâche d’huile. Le bateau de l’agriculture industrielle n’a pas dévié d’un pouce de son cap. Pire, il investit les espaces de niche qui ont été construits par les alternatives, la bio par exemple. (...)

Nos alternatives s’adressent toujours à la même catégorie de personnes, à savoir des gens qui sont déjà très privilégiés. C’est un autre aspect sur lequel nous nous sommes interrogés pour écrire notre manifeste. Pourquoi ces plafonds de verre ? L’une de nos hypothèses c’est que nous nous sommes concentrés sur la construction d’une offre en négligeant la demande. L’énergie déployée pour faire vivre nos projets nous a éloignés de notre projet politique émancipateur collectif. Nous nous sommes retrouvés à transformer nos initiatives en projets commerciaux et avons construit des stratégies de marché. Nous avons imaginé que nous allions ainsi remplacer l’alimentation agro-industrielle. Mais on ne peut pas attaquer une logique de marché par une autre logique de marché. On peut parler d’un aveuglement collectif passager.

Comment proposez-vous de sortir de cet aveuglement ?

HP : Une des clés pour s’en sortir, c’est de s’interroger sur la demande et pas seulement sur l’offre. Il faut bien se rendre compte que la demande alimentaire est structurée socialement dans notre pays. Non, tout le monde ne peut pas changer son mode de consommation. On ne peut pas se contenter de renvoyer les gens à leur responsabilité individuelle. On ne peut pas se contenter de leur dire « Aidez-nous à faire vivre l’agriculture paysanne », ou bien « Traversez la rue pour aller à la Biocoop et venez prendre des cours de cuisine ». Cela escamote la question fondamentale qui est que certains d’entre nous n’ont que quelques euros par jour pour manger. C’est une injustice sociale à laquelle il faut s’attaquer. Il n’y aura pas de changement de modèle agricole sans coup d’arrêt à la paupérisation de dizaines de millions de citoyens.

J-CB : Les aspirations sont les mêmes pour tout le monde. Personne ne se lève le matin avec l’envie de donner des pesticides à manger à ses enfants. 26 millions de français ne mangent pas comme ils aimeraient. Il faut partir de là pour réfléchir ensemble. (...)

On formerait ainsi des « parlements de l’alimentation ». La démocratie dans l’alimentation est le seul moyen à notre portée pour réformer le système. Cela nous oblige à sortir de nos cercles attendus d’interlocuteurs, et à ne pas vouloir à tout prix éviter le conflit.

Votre objectif, c’est d’installer un million de paysans d’ici dix ans. Comment ? Les « parlements de l’alimentation » évoqués plus haut suffiront-ils ?

HP : Installer un million de paysans d’ici dix ans, cela relève d’une urgence absolue pour une société menacée par des débâcles aussi bien économiques et alimentaires qu’écologiques, sanitaires et sociales. (...)

« L’ambiance générale entre paysans est détestable. Il faut que l’on en sorte »

À l’Atelier paysan, nous proposons de l’autoconstruction mais aussi de l’autoconception. Les ingénieurs arrivent à la fin du processus, pour faire un dessin, une fois que la machine est conçue. La tendance actuelle est inverse. On rencontre un problème, on s’adresse aux ingénieurs pour qu’ils trouvent une solution. Et on peut avoir la même façon de faire en low tech… Il faut y être très attentifs. Le contexte dans lequel une machine est conçue est fondamental. Les low tech, en elles-mêmes, ne sont pas une solution. Ce ne sont pas elles qui induiront une quelconque justice sociale. La preuve : on peut y avoir recours pour produire des baies de goji à 50 euros le kilo. (...)

HP : Le discours typique des classes moyennes urbaines ou néorurales qui dénoncent les conséquences du productivisme, sans en reconnaître les racines socio-politiques, nourrit le sentiment de dévalorisation. À notre sens, cela pousse les agriculteurs à s’identifier à ce qui les détruit : les pesticides, les grosses machines, les leaders syndicaux nationaux. Nous devrions faire plus de propositions politiques pour que l’on s’en sorte collectivement. (...)

J-CB : Certains d’entre nous se posent en donneurs de leçons face à des gens à qui on n’a pas demandé quoi que ce soit. Pour produire 10 000 litres de lait par vache et par an [ce qui est un résultat classique en conventionnel, ndlr], il faut de la précision, des savoir-faire. C’est une certaine forme de performance que l’on ne peut pas balayer avec mépris. Il y a beaucoup trop de jugements, et la conviction que, en tant que bio, on est à l’avant-garde de quelque chose. En face, les conventionnels disent : « Vous nous avez obligés à produire comme ça, ne venez pas nous dire ce qu’on a à faire ». Il y a beaucoup d’arrogance dans la conviction que l’on détient LA vérité. Au final, cela donne une escalade identitaire terrifiante. L’ambiance générale entre paysans est détestable. Il faut que l’on en sorte.

HP : On retrouve ici la machine comme marqueur identitaire. Je fais partie de telle famille parce que j’utilise une grelinette [fourche à plusieurs dents et deux manches, ndlr] et moi je fais partie de telle autre parce que j’ai un gros tracteur. Et je caricature à peine.

J-CB : Pointer du doigt les agriculteurs, c’est largement insuffisant d’un point de vue stratégique et politique. Cela ne semble pas correspondre à nos valeurs. On ne peut pas faire porter la responsabilité du capitalisme et de ses ravages au bout de la chaîne, à savoir les agriculteurs.