
Alors que l’Italie appelle l’Europe à ouvrir ses ports aux bateaux secourant les migrants, des villages du Sud ont inventé un modèle d’intégration des réfugiés qui a ressuscité des lieux à l’agonie.
La nuit n’aura pas suffi à apaiser la pierre de ses brûlures de la veille. Il est 8 heures tout juste et le soleil reprend son offensive sur le village perché de Camini, traquant l’ombre au fond des ruelles, taguant de son sceau de feu les maisons de ce coin perdu de Calabre.
Sylla lève les yeux vers l’astre, le jauge, avant de passer son avant-bras sur son front ; geste qu’il répétera des centaines de fois au fil de sa journée. D’un pas calculé pour durer jusqu’au soir, il entame l’ascension d’un des escaliers de cette bourgade à flanc de colline, pénètre dans une maisonnette d’où s’échappe un concert de marteau et de burin, et, une fois en équilibre sur son échafaudage, il commence à dessiner l’encadrement d’une fenêtre. (...)
Village-planète
C’est par hasard qu’un jour de juillet 2014 cet Africain est arrivé dans ce coin perdu, à une heure trente de voiture de Reggio de Calabre. « La préfecture nous avait demandé d’héberger temporairement un groupe de mineurs migrants. On s’est attachés à eux et, quand l’administration a voulu les reprendre, je leur ai expliqué que si d’aventure l’un d’eux avait un peu triché sur son âge, c’était le moment ou jamais de rectifier, car nous avions des places pour les majeurs », se souvient Rosario Zurzulo, le directeur de Jungi Mundi, la coopérative qui accueille les demandeurs d’asile et les réfugiés à Camini. (...)
Avec ses cent cinquante réfugiés (ou demandeurs d’asile) de dix-sept nationalités installés au milieu de deux cent cinquante Calabrais, Camini est un village-planète dont le cœur a redémarré après avoir frôlé l’arrêt. « Avant, ce n’était plus que tristesse et désolation… Il n’y avait plus d’argent, plus de chantiers », observe Cosmano Fonte. « Aujourd’hui, la vie est revenue. Il y a des enfants dans les rues, on entend rire », ajoute celui dont les carnets de commandes se sont remplis, et le bilan s’est enrichi de « quarante maisons rénovées, plus trois en chantier ».
Derrière cette résurrection, il y a Rosario Zurzulo et Giusy Carnà, un couple de Calabrais. En 2009, ils créent une coopérative, pour faire du soutien social et un peu de développement dans ce coin, le plus pauvre d’Italie, où les chardons et les herbes folles reprennent le pouvoir. Deux ans après, leur « coop » bifurque vers l’accueil de migrants, avec l’arrivée de onze Ivoiriens, avant qu’au fil des ans les quarante maisons ne se remplissent de Soudanais, d’Ivoiriens, d’Irakiens, de Bangladais ou d’Afghans et que ne s’esquisse un modèle gagnant-gagnant qui lie l’humanitaire et l’économique. (...)
À la tête de sa coop, Rosario Zurzulo a monté un plan simple. « Nous signons un contrat avec les propriétaires pour que les migrants retapent les maisons qu’ils ont abandonnées. En échange des travaux, ils laissent le lieu gratuitement d’abord, puis en location », explique le manageur social.
Ça marche tellement bien que le village en est déjà à la seconde étape. Il y a pour le moment assez d’hébergements pour migrants, alors place au développement d’un « slow tourisme » dans les dernières bicoques refaites, ce qui va donner encore plus de travail aux réfugiés ou aux locaux et permettre, avec l’argent gagné, de faire ensuite venir d’autres familles vulnérables. (...)
Monnaie locale
Si la coopérative a été la cheville ouvrière du projet, l’assentiment du maire a aussi été un élément moteur. Farouche défenseur de l’accueil, Giuseppe Alfarano s’est même déplacé à Bruxelles, en octobre 2016, pour y manifester son ras-le-bol de la politique européenne. Dans son village et dans les communes voisines, il a mis en circulation une monnaie locale, qui a largement facilité l’intégration. (...)
« Ici, on accueille au titre des villages solidaires et au nom de la ville, elle-même, en plus », explique Giovanni Maiolo, à la tête de l’installation de soixante-quinze migrants dans dix-huit maisons.
Symboliquement, l’élu a tenu à en installer dans deux maisons saisies à la’Ndrangheta, la mafia locale. L’initiative lui a valu deux agressions armées, mais aujourd’hui la grande place de sa ville ressemble à un drôle de melting-pot à l’heure de midi. (...)