
Des écoutes judiciaires montrent que Vincent Bolloré a été renseigné à l’avance par le communicant Ramzi Khiroun sur le contenu d’une enquête de France 2 en 2016. Au même moment, le milliardaire était secrètement conseillé par Nicolas Sarkozy pour sa communication de crise.
Pour le tout-puissant Vincent Bolloré, ce fut un double coup de massue sur la tête. Le soir du 7 avril 2016, l’émission « Complément d’enquête » de France 2 diffusait l’implacable portrait « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? ». Avec cette perle de l’ancien grand flic Ange Mancini devenu conseiller de Bolloré, racontant que le boss décrit son groupe comme un camp de gitans : « Comme dans tous les camps de gitans, il y a le roi des gitans, et tout le monde le connaît. »
Le lendemain matin, à 6 heures, la tour Bolloré et le domicile parisien du « roi des gitans », dans la très chic enclave de la villa Montmorency, étaient perquisitionnés par les policiers de l’office anticorruption (OCLCIFF). C’est le vrai début de l’enquête judiciaire sur la corruption présumée par Bolloré de deux chefs d’État africains pour développer son empire portuaire (lire ici), l’un des piliers du groupe Bolloré avec la communication, l’édition et aussi les médias (Canal+, CNews, C8, Europe 1...), où il déroule le tapis rouge à l’extrême droite.
Après le reportage et la perquisition, le milliardaire breton a pu compter sur le soutien de son ami Nicolas Sarkozy : « Moi, j’ai été troublé parce que tu sais, quand ça t’arrive pour la première fois, c’est pas agréable, quoi. » « Ça, je te confirme », répond l’ancien président de la République, lui-même visé (et aujourd’hui condamné) dans de multiples affaires. (...)
Ce 17 mars 2016, Ramzi Khiroun vole au secours du milliardaire au sujet du portrait que lui a consacré « Complément d’enquête », qui sera diffusé trois semaines plus tard. Le conseiller com’ d’Arnaud Lagardère propose à Vincent Bolloré un entretien téléphonique avec le directeur de cabinet de la présidente de France Télévisions. (...)
Vincent Bolloré finit par accepter le coup de main, mais préfère que Ramzi Khiroun s’en charge : « C’est à toi de voir. Ben oui, mais vois, toi. […] T’es un ange. Écoute, d’abord, t’es un ange de t’en occuper. […] Vaut mieux que ce soit toi qui regardes. »
Ce point étant réglé, place aux choses sérieuses. S’ensuit cet échange surréaliste, au cours duquel Vincent Bolloré s’assimile au méchant Dark Vador et reconnaît que les critiques de la presse à égard sont « complètement vraies » :
Ramzi Khiroun : « Bon alors, qu’est-ce qui pourrait te gêner alors ? […]
Vincent Bolloré : — Ben, j’en sais rien ! (Il rigole) […] D’abord, je sais pas ce qui me gêne, moi, j’en sais rien, tu vois. Ils vont répéter indéfiniment les mêmes trucs, l’Afrique, machin, des Greenpeace.
Ramzi Khiroun : — D’accord. [Il ne] promet rien. En tout cas, il va voir comment il peut regarder. Y a rien de faux dans tout ça ?
Vincent Bolloré : — Ah mais tout ça est complètement vrai !
Ramzi Khiroun : (Il rigole)
Vincent Bolloré : — Attends, c’est même au-dessous de la réalité. (Il rigole)
Ramzi Khiroun : — C’est la compilation qui t’emmerde. (Il rigole)
Vincent Bolloré : — (Il entonne le thème « Dark Vador » de Star Wars)
Ramzi Khiroun : — (Prenant une grosse voix) Je suis ton père.
Vincent Bolloré : — Je suis ton père, absolument. Regarde ce que tu peux mais enfin vraiment, t’es un ange.
Ramzi Khiroun : — D’accord, c’est “Complément d’enquête”, hein ? C’est ça ?
Vincent Bolloré : — Oui, “Complément d’enquête” pour (inaudible)…
Ramzi Khiroun : — D’accord, OK, allez.
Vincent Bolloré : — Je t’embrasse fort, t’es adorable, merci.
Ramzi Khiroun : — Salut tchao ! »
(...)
Trois semaines plus tard, Ramzi Khiroun envoie un SMS à Vincent Bolloré. Nous sommes le 5 avril 2016 à 12 h 56, soit deux jours avant la diffusion de « Complément d’enquête » : « Confidentiel. Petit compte rendu de la personne chargée de visionner. Je regarde tout à l’heure pour vérifier. »
Le communicant de Lagardère a bien bénéficié d’un informateur au sein de France Télévisions : son compte rendu correspond exactement au contenu de l’enquête. (...)
S’il était bien informé, Ramzi Khiroun n’a pas obtenu de changements dans l’enquête de Tristan Waleckx, récompensée par le prestigieux prix Albert-Londres. Le journaliste, aujourd’hui présentateur et corédacteur en chef de « Complément d’enquête », indique que, « comme d’habitude, aucune modification n’a été apportée au reportage » et qu’« aucune demande de modification » ne lui est parvenue : « Le reportage [...] est donc le résultat d’une enquête journalistique réalisée en toute indépendance, sans aucune intervention extérieure inhabituelle. Et j’ignore comment Ramzi Khiroun a eu connaissance de son contenu avant sa diffusion. »
Vincent Bolloré était si furieux qu’il a lancé contre France Télévisions une impitoyable guerre judiciaire, devenue symbolique des « procédures bâillons » dont abusent certains puissants pour tenter de museler la presse. (...)
Après cinq procès (tous gagnés) et trois ans de bataille, France Télévisions et Tristan Waleckx ont remporté les deux procédures engagées en France par le milliardaire, qu’ils ont même fait condamner pour procédure abusive. (...)
le dossier était loin d’être vide. En février 2021, son groupe a reconnu judiciairement des faits de corruption et payé une amende de 12 millions d’euros. Vincent Bolloré et deux de ses cadres ont eux aussi plaidé coupable, mais le tribunal de Paris a refusé, jugeant que la peine négociée avec le parquet national financier (PNF) était trop clémente (lire ici). Vincent Bolloré est de nouveau présumé innocent en attendant son futur procès.