
En mars 2022, Libération révélait que le ministère de l’Éducation Nationale, sous l’égide de Jean-Michel Blanquer, avait commandé au cabinet de consultation américain McKinsey une mission « sur l’évolution du métier d’enseignant ». Facturée 496 800 euros, elle préparait un colloque qui n’a jamais eu lieu. Après des mois d’acharnement, Marc Rees (L’informé, ex-NextInpact), a réussi a obtenir une partie des documents de cette mission. On y découvre une présentation powerpoint vantant les mérites de la prime au mérite pour les enseignants sur 66 planches, s’appuyant sur des sources orientées présentées sans aucun recul critique. Au final, toute la démonstration repose en réalité sur un unique graphique. Problème : ce graphique est un copier-coller de l’OCDE, et sa présentation et son interprétation sont manipulatoires.
Des sources orientées, reprises sans critique ni recul
Le dossier semble contenir très peu, sinon aucune, information originale. Pour former ses propositions, McKinsey s’appuie par exemple sur un rapport annuel édité par Payscale, entreprise qui commercialise une solution de gestion de l’indemnitaire, rapport qui se limite – Ô surprise – aux questions indemnitaires. Seul cet angle sera ensuite abordé, excluant toute autre façon de valoriser un métier.
La source la plus citée par le dossier (par près de 15% des pages) est le rapport « Teacher Incentive Pay that works » par le Barbara Mitchell Centre for Improvement in Education, filiale de l’Institut Fraser. Ce think tank conservateur et libertarien milite notamment pour la privatisation de l’enseignement public. Il est massivement financé par la famille Koch, pétro-milliardaire américain militant activement contre la taxation des plus riches et proche de l’alt-right, s’illustrant par ses positions climat-négationnistes. Il faut s’inquiéter que, par ce type de circuit, des idéologies et intérêts industriels privés américains puissent perfuser au cœur des politiques éducatives publiques françaises. (...)
Les mauvais esprits avancent que cette promotion était une commande du ministère, à laquelle le cabinet conseil ne faisait que répondre, quitte à manipuler les informations disponibles pour donner un fond de rationalité à l’idéologie du gouvernement.
Jean-Michel Blanquer appliquait d’ailleurs les recommandations du dossier, deux ans avant de l’avoir commandé.
Les primes au mérite pour les enseignants : une démonstration trompeuse (...)
confusion entre corrélation et causalité. Quand bien même les systèmes où existent des primes au mérite sont aussi les système où les performances sont les meilleures (corrélation), cela ne prouverait en rien que les primes conduisent à de meilleures performances (causalité). Il peut par exemple exister d’autres facteurs (comme la considération du métier par les pouvoirs publics), qui conduisent à la fois à la performance et aux primes. Il peut également n’y avoir strictement aucun lien de causalité entre les deux facteurs (voir par exemple ce générateur de relations absurdes). (...)
Conclusion
Pour près d’un demi-million d’euros, soit l’équivalent de 12 années de doctorat ou d’un gros projet ANR, McKinsey a fournit un document à la Direction interministérielle de la transformation publique qui s’appuie notamment sur les travaux d’un think tank libertarien proche de l’alt-right et qui milite ouvertement pour la privatisation de l’enseignement public. Parmi les très nombreux copier-collers depuis l’OCDE, le graphique sur lequel s’appuie la preuve d’efficacité des primes au mérite pour les enseignants fait l’objet d’une interprétation manipulatoire, pouvant être vérifiée en quelques minutes simplement en discutant sur Twitter.
En réalité, les données sous-jacente au graphique permettent soit de ne rien conclure quant à l’efficacité de ces primes au mérite, soit au contraire de conclure que les primes au mérites ne sont pas nécessairement utilisées par les systèmes éducatifs les plus performants, ce qui est l’exact inverse des préconisation des auteurs du documents.
Pensant notamment au RIPEC et au RIFSEEP, les primes au mérite sont actuellement déployées dans l’enseignement supérieur, sans aucune preuve d’efficacité à ma connaissance. Malgré un demi-million d’euros de dépense, la Direction interministérielle de la transformation publique aura échoué à faire apporter cette preuve par le cabinet conseil américain McKinsey.