
Le grenier à blé ukrainien fournissait une grande partie des marchés agricoles. Depuis une semaine, les cargaisons sont bloquées, les prix flambent et les prochaines mises en culture sont menacées. Des experts craignent un risque de pénuries alimentaires sur la planète.
À croire qu’elles se sont donné le mot. Pour les organisations professionnelles agricoles rassemblées au Salon de l’agriculture Porte de Versailles à Paris, la population française n’a pas à s’inquiéter, alors que l’Ukraine, pays de grandes cultures, est sous le feu des bombardements russes. « On a des réserves », « La France est une puissance exportatrice », « On est autonomes en blé tendre, on ne va pas manquer de pain »…, nous dit-on dans les allées du salon. Circulez, il n’y a rien à voir.
Depuis le 24 février, pourtant, les cargaisons de matières agricoles sont bloquées dans les grands ports ukrainiens de la mer d’Azov et de la mer Noire, à Marioupol, à Odessa, à Mikolaïv. À Kherson, un cargo a été visé par un missile, mercredi, pendant des bombardements au cours desquels l’armée dépêchée par Vladimir Poutine a pris le contrôle de ce port stratégique. De grandes quantités de céréales et de légumineuses destinées à l’export sont bloquées, les prix ont flambé. Jeudi soir, le cours du blé sur le marché atteignait un nouveau record : 381 euros la tonne.
« On n’a jamais connu de tels niveaux, même en 2014-2015 lorsque les conflits en Ukraine ont commencé, explique Sébastien Abis, analyste géopolitique à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). (...)
À cela s’ajoute la flambée des engrais chimiques utilisés massivement en grandes cultures, la hausse du prix du gaz nécessaire à leur fabrication étant venue rallonger les coûts de production. Pour les professionnels, l’impact se fait déjà sentir (...)
jamais les marchés agricoles n’ont connu une telle déflagration.
Les plus en difficulté, dans ce climat d’insécurité alimentaire, ce sont bien sûr les Ukrainiennes et les Ukrainiens. Entre les usines qui ferment et les hommes mobilisés par l’armée, les problèmes d’approvisionnement dus à la guerre et les campagnes de semis qui ne pourront pas se faire – les premières mises en culture de l’année se font autour de mars-avril –, le pays court des risques majeurs. « Même si la guerre s’arrêtait là, il y a deux-trois années de risques devant nous », estime Jean-François Loiseau, président de l’association Intercéréales qui représente les cultivateurs français. À l’évidence, les prochaines récoltes ne donneront pas les rendements habituels.
Mais c’est aussi dans le Maghreb, en Égypte et au Liban que la question alimentaire pourrait surgir très rapidement. Car ces pays, très consommateurs de pain, sont complètement dépendants des importations de blé ukrainien. (...)
Bien conscients de leurs faiblesses, certains de ces pays, avec d’autres gros importateurs de blé russe et ukrainien, se sont abstenus lors du vote, mercredi, de la résolution des Nations unies exigeant que « la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». C’est ainsi que le Maroc, l’Algérie, la Chine, l’Inde et plusieurs pays d’Afrique subsaharienne n’ont pas voté contre l’intervention russe.
Un potentiel de 100 millions de tonnes de céréales
Toutes ces économies sont liées au grenier à blé ukrainien et à ses riches terres appelées tchernoziom, des terres noires particulièrement fertiles qui s’étendent sur d’immenses plaines. À l’époque soviétique, déjà, l’Ukraine fournissait une bonne part de la production agricole de l’URSS ; depuis son indépendance, ses rendements n’ont cessé d’augmenter, en particulier cette dernière décennie. (...)
Pour l’Union européenne, avec laquelle l’Ukraine a intensifié ses échanges depuis la mise en œuvre de l’accord d’association dont la contestation par le Kremlin fut à l’origine de la révolution du Maïdan, à l’hiver 2013-2014, ce n’est rien de moins que la moitié du maïs qui est fourni par l’Ukraine. Un maïs non-OGM, à la différence de ce qui se fait sur le continent américain, et destiné principalement à l’alimentation animale, tout comme les tourteaux de tournesol (résidus des graines une fois l’huile extraite). Les plus gros acheteurs de ces produits sont l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France. (...)
Cette dernière, avec ses élevages intensifs de porcs et de volailles, est devenue une grande consommatrice de maïs et de tournesol ukrainiens. Notamment parce que le tourteau de tournesol, riche en protéines, permet de diminuer la consommation de tourteaux de soja, lequel pousse sur les terres déforestées d’Amazonie...
Dans cette onde de choc mondiale, en France ce sont surtout les éleveurs et les éleveuses qui vont trinquer. Certes, l’Hexagone a des réserves, et il peut réorienter une partie de ses importations. Mais plus qu’un problème de volumes, c’est un problème de prix. « Même si la matière est disponible, la question se pose de savoir pendant combien de temps nous serons capables de l’acheter aussi cher », souligne le chercheur Sébastien Abis.
Dans le secteur de l’élevage, où les prix de vente n’ont fait que baisser ces dernières années, le prix des aliments atteint à présent des sommets. (...)
« Cela fait deux fois en deux ans que se pose la question de l’approvisionnement alimentaire. Il faudrait peut-être commencer à réfléchir ! » Anne Richard, directrice d’Inaporc
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« Nous allons de crise en crise. Il y a eu le Covid. Maintenant l’Ukraine. Cela fait deux fois en deux ans que se pose la question de l’approvisionnement alimentaire. Il faudrait peut-être commencer à réfléchir ! » N’est-il pas un peu tard pour s’en rendre compte… ? « En effet. Jusqu’au Covid, on ne pensait plus qu’il pouvait y avoir un risque de pénurie. À tel point qu’on se foutait de la souveraineté alimentaire. Et les citoyens sont devenus très exigeants sur l’environnement, le bien-être animal… parce que l’on n’avait pas peur de manquer. » (...)
Du côté des grands céréaliers, la guerre en Ukraine est aussi l’occasion de faire bouger les lignes. (...)
« L’Europe et la France doivent absolument réarmer leur agriculture et leur agroalimentaire. Nous avons besoin d’une stratégie ambitieuse. » Ce que dit également l’un des membres de la Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux (famille de plantes à laquelle appartient le tournesol), Guillaume Chartier : « Il faut nous redonner des moyens de production. Avec ce qu’il se passe en Ukraine, mais même sans cela, il est aberrant de limiter notre capacité de production. »
Le sous-texte de ces propos recueillis ces derniers jours au Salon de l’agriculture, c’est la volonté d’avoir les coudées plus franches pour produire davantage sur le territoire de l’Union européenne. Et donc de ne plus s’embarrasser des promesses environnementales de la nouvelle PAC (Politique agricole commune). (...)
Pour l’heure, seul le ministère de l’agriculture allemand – tenu par un écologiste, Cem Özdemir – a exprimé sa crainte de voir tomber aux oubliettes les ambitions agroécologiques européennes sur le dos de la guerre en Ukraine.
Pas de telles précautions du côté de Julien Denormandie, qui pilote les choses dans le cadre de la présidence française de l’UE. « La souveraineté alimentaire doit être privilégiée en termes de priorité politique. La gravité du moment rappelle qu’il faut se soucier de la sécurité alimentaire », a-t-il déclaré en réponse à la question de Mediapart.