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le Monde Diplomatique
Manuels scolaires, le soupçon Entre instruction et politique
Article mis en ligne le 24 mars 2014
dernière modification le 19 mars 2014

Tel que nous le concevons aujourd’hui, le manuel scolaire apparaît au début du XIXe siècle, au moment où les Etats européens s’emploient à diffuser l’instruction par le biais de l’école. Jusque-là, les livres utilisés pour l’étude n’étaient pas expressément pensés à cet effet. Et les citoyens n’étaient pas formés sur les bancs de la salle de classe, mais sur ceux de l’église. Catéchismes, ouvrages pieux et tous ces recueils disponibles sans coût supplémentaire ont donc offert à des élèves plus ou moins jeunes un moyen d’accéder aux mystères de la lecture et de l’écriture.

Un manuel est explicitement pensé pour un usage scolaire, donc pour être utilisé en classe, avec l’aide directe ou indirecte d’un enseignant. Cet usage oblige l’auteur à tenir compte du caractère progressif de l’apprentissage, ainsi que des différences d’âge et de capacités cognitives des élèves. A l’inverse, le livre d’instruction s’adressait à un public indifférencié.

Ce n’est alors peut-être pas un hasard si le livre avec lequel la plupart des enfants, riches ou pauvres, ont appris à lire avant la naissance de l’école était le catéchisme : celui-ci présentait le double avantage de les initier à l’alphabet au moyen de mots simples, rassemblés en une succession de questions et de réponses, et d’insuffler dans leurs tendres esprits les préceptes leur permettant de devenir des chrétiens dévots et des sujets obéissants.

En Europe, le manuel s’est imposé lentement et s’est diffusé à des couches de plus en plus vastes de la population avec l’élargissement de la scolarité obligatoire, ainsi qu’avec la mise au point — qu’il a souvent suscitée — de programmes scolaires plus détaillés et plus soignés. « L’existence du manuel scolaire nécessite (…) un ensemble de conditions qui ne sont pas toutes remplies avant la fin de l’Ancien Régime : des classes recevant un enseignement commun (l’enseignement dit simultané), une structuration des contenus en disciplines autonomes, la possession d’un livre par l’élève (1) », remarque l’historien Alain Choppin au sujet de la France.

Une nouvelle conception de l’école était nécessaire. Il fallait que les gouvernements d’abord, l’opinion publique ensuite, lui confient la tâche de transmettre aux jeunes générations leurs principes et leurs idéaux, et lui accordent une valeur presque sacrée. Devenue une obligation, après avoir été un droit durant la Révolution française, l’instruction a fait l’objet d’une attention croissante. Les pouvoirs publics ont très vite identifié le livre scolaire comme le principal véhicule des valeurs transmises par l’école, ce qui explique que les gouvernements se soient toujours souciés de le tenir sous contrôle en en réglementant le contenu, en le censurant parfois, et en en gérant souvent directement la fabrication. (...)

Dans des disciplines telles que l’histoire, la géographie et les sciences humaines en général, les choix s’opèrent logiquement sur la base des intérêts politiques du moment. Par exemple, le jésuite Jean-Nicolas Loriquet, dans sa célèbre Histoire de France, a changé plusieurs fois de point de vue sur Napoléon, en fonction de la couleur du gouvernement en place. Dans les éditions antérieures à 1814, Bonaparte était présenté comme un « général déjà fameux par ses exploits », capable de « délivrer la France des tyrans qui la couvraient de sang, de ruines et de terreur, [d’]apaiser les dissensions intérieures et [de] repousser les ennemis du dehors ». Après la bataille de Waterloo, l’histoire est quelque peu différente : le même général est désormais présenté comme un « nouvel Attila » en proie « à toutes les fureurs de l’ambition jusqu’au moment marqué par la Providence où les peuples vaincus, reprenant leur ancien courage, se réunissent pour l’accabler. La main de Dieu le frappe, il succombe et disparoit ». Des exemples de ce type existent par dizaines (lire « Changer de pays, changer d’histoire »).

Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), environ 29 % de la population abandonne les études à la fin de la scolarité obligatoire. Conséquence : pour presque trois personnes sur dix, la connaissance du monde (histoire nationale et internationale, géographie, fonctionnement de l’Etat, etc.) dépend de ce qu’elles ont appris dans les manuels et que complètent de façon souvent lacunaire la télévision, Internet, les discussions en famille, etc. Dans d’autres pays, la situation est encore plus critique : en 2010, une enquête gouvernementale a révélé que près de neuf familles égyptiennes sur dix ne possédaient pas d’ouvrages autres que scolaires.

On pourrait estimer que l’école obligatoire et les livres de classe remplissent bien leur fonction, puisqu’ils fournissent à tous une instruction de base. Toutefois, une formation de ce genre soulève deux problèmes d’envergure : d’une part, elle est rapidement oubliée, donnant naissance à ce qu’on considère désormais comme la nouvelle plaie des pays industrialisés, l’« analphabétisme de retour » (l’oubli de la lecture et de l’écriture faute de pratique extérieure et postérieure à l’école) ; d’autre part, elle cristallise des savoirs partiels, des préjugés, des mythes, voire des contre-vérités difficiles à éradiquer. (...)