
A Nantes, les nourrissons protégés de leurs parents dès la naissance et placés à l’hôpital paient cher le manque de places en pouponnière et la raréfaction des familles d’accueil. Ces derniers mois, le syndrome d’hospitalisme, cette carence affective qui conduit à un état dépressif grave, a frappé certains de ces nouveaux nés.
« Je ne peux vous accorder qu’un quart d’heure. Il est 16 heures, on vient de recevoir une ordonnance de placement provisoire qui implique d’aller chercher un bébé demain chez ses parents avec les forces de l’ordre. Et je ne lui ai pas encore trouvé de place en famille d’accueil ou en pouponnière », nous prévient un cadre éducatif de l’une des unités de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Loire-Atlantique, lorsque nous lui demandons un entretien. (...)
Les agents du département, plutôt habitués à une discrétion indispensable au bien-être des enfants dont ils ont la charge, ont décidé de sortir de leur réserve pour dénoncer les conséquences du manque de places en famille d’accueil et en institution. Une situation particulièrement critique pour une tranche d’âge très sensible : celle des nouveau-nés.
Le retour de l’hospitalisme ?
Depuis juin 2020, onze nourrissons ont effectué des séjours anormalement longs au CHU de Nantes, où ils ont été hébergés plus longtemps que le nécessitent les soins normalement délivrés à la naissance. « Un bébé né le 3 mars, n’est sorti de néonat’ que le 7 mai. Ils restent là, dans les couffins transparents du service, changeant de bras au rythme de celui des équipes. Ils sont tout pâlots, ne sortent jamais. Les personnels hospitaliers les prennent en réunion pour qu’ils entendent du bruit, des discussions », se désole Marie-Sophie, une éducatrice de l’ASE.
En 2020, ces séjours ont duré en moyenne deux mois, soit environ 60 jours. Une éternité. Depuis le début de l’année, la moyenne est retombée à 20 jours. « L’été dernier, des jumeaux - un cas de figure particulièrement difficile à placer - sont restés trois mois en service de néonatologie. Un record. J’envoyais régulièrement des messages à mon supérieur, mais il ne pouvait pas grand chose de plus que moi », relate Jean-Luc Boero, responsable de l’unité de l’ASE de Nantes Nord, et par ailleurs président de la Ligue des Droits de l’Homme de Saint-Nazaire.
« Ils n’accrochent plus le regard, s’oublient et ne demandent plus à manger » (...)
« Il y a un risque d’hospitalisme, un syndrome qu’on voyait dans les orphelinats en Roumanie dans les années 1980, par exemple. Comme personne ne s’occupe d’eux, les enfants se laissaient dépérir ». Ce risque est confirmé par Cécile Boscher, pédiatre au CHU de Nantes : « Un bébé a besoin d’une figure d’attachement et on a du mal à lui offrir cela dans une structure collective. (...)
« Ce phénomène de séjour en hôpital dans l’attente d’un placement a toujours existé, mais il a été particulièrement aigu en 2020 », explique Jean-François Medelli, directeur délégué du pôle mère-enfant au CHU de Nantes. Les raisons sont multiples : la difficulté d’anticiper le nombre d’enfants placés à la naissance chaque année, le nombre de patients en augmentation au CHU, le manque des temps du personnel soignant, la priorité faite au soin plutôt qu’aux mises à l’abri et aussi une sensibilité plus importante aux situations de maltraitance... « Quoi qu’il en soit, le nombre d’enfants, le temps qu’ils passaient dans les services, la frustration des personnels, l’idée que cela devenait structurel... tout cela nous a poussé à réagir. A partir de juin, nous nous sommes donc mis à recenser le nombre et la durée de séjour de ces enfants ». (...)
« Le Conseil Départemental a subi une pression assez forte du CHU, qui les a même menacés de leur faire payer les jours d’hospitalisation », indique Jean-Luc Boero.
La réponse du département (...)
Sommé par le CHU de réagir, le Conseil départemental a proposé de mobiliser plus de personnel pour trouver des places aux enfants. « Ensuite, nous avons convenu de réduire le temps d’instruction pour accorder une extension d’agrément aux assistantes familiales - celles qui s’occupent déjà d’un enfant et veulent en garder un second ou un troisième. Enfin, nous avons systématisé le recours à des techniciennes de l’intervention sociale et familiale (TISF) pour venir s’occuper deux heures par jour des nourrissons hébergés à l’hôpital », détaille Cécile Chollet. (...)
De son côté, le CHU s’engage à ce que ses soignants assurent des tâches de maternage, le portage des enfants notamment. Il mobilise aussi les blouses roses, une association de bénévoles visiteuses de personnes hospitalisées fragiles. (...)
Aux dires de Cécile Chollet, la situation de crise de 2020 serait donc désormais sous contrôle. Ce n’est pas l’avis de certains de ses collaborateurs. « Sous la pression de l’hôpital, le Conseil départemental a demandé aux crèches des centres maternels nantais, Saint-Luc et Anjorrant, de prendre en charge les bébés en rade. Mais ce ne sont toujours pas des pouponnières », s’indigne Jean-Luc Boero.
Un taxi pour la mater !
D’ailleurs, si l’urgence liée à la situation des nourrissons placés est désormais moins criante, le manque structurel de moyens de l’Aide sociale à l’enfance perdure. Ainsi, faute d’un éducateur ayant la possibilité de l’accompagner à l’école, un enfant vivant dans ce centre et ayant atteint quatre ans est mis chaque matin dans un taxi pour rejoindre les bancs de la maternelle. (...)
une question se pose : le Conseil départemental doit-il institutionnaliser ce qui, initialement, ne devait être qu’une solution temporaire face à une situation exceptionnelle ? L’institution semble démunie face au problème qui sous-tend ce manque de place : celui du vieillissement et de l’érosion du nombre de familles d’accueil.
En dix ans, le département en aurait perdu environ 200, et plus encore de places, les familles accueillant souvent plus d’un enfant à la fois. (...)
La crise du modèle est d’ailleurs nationale : en 2018, les départements embauchaient 31 500 assistantes familiales contre 50 000 en 2012. Leur statut ne satisfait personne : il n’est ni vraiment bénévole, ni reconnu comme une profession à part entière parce qu’il s’agit de réaliser un travail domestique qui n’est d’ordinaire pas rémunéré. Dans le département du Nord, par exemple, des assistantes familiales pouvaient jusque récemment gagner moins que le SMIC. (...)
Cécile Chollet s’interroge : peut-être faudrait-il valoriser financièrement l’accueil spécifique des nourrissons ?
Souffrance éthique et turn-over
Cela permettrait peut-être de réduire le décalage entre le nombre d’enfants à placer et le nombre de places disponibles qui a donné lieu, depuis dix ans, au développement de deux nouveaux sigles : les "Placements mal exécutés" (PME) et les "placements non-exécutés" (PNE), les séjours hospitaliers des nourrissons n’en étant qu’une des nombreuses variantes. Leur nombre total s’élève, selon les syndicats, à 200 en Loire-Atlantique.
Ce type de situations plonge les éducateurs dans une contradiction éthique, voire les met en situation de maltraitance. (...)
l’une des quatre délégations nantaises de la protection de l’enfance ne comptait en début d’année que deux travailleurs sociaux travaillant effectivement sur les huit budgétés. « A ce niveau, on n’est plus éducateur, on éteint les incendies ! Les titulaires partent, car personne ne veut d’un poste à 1 500 euros (sans prime) pour de telles responsabilités », déplore Marie Baudequin, de la CGT. Le 20 mai, sur les 280 professionnels de l’enfance du département, 172 étaient en grève, dans le cadre d’un mouvement national.
La colère des éducateurs rencontrés vise aussi les responsables locaux de l’ASE, dont ils dénoncent l’inertie (...)
« Le Conseil Départemental aurait pu anticiper qu’avec une telle hausse démographique, on doive augmenter le nombre de places. Mais même avec les situations dramatiques qu’on leur signale, il n’y a pas de réaction. Ils attendent. Les ordonnances de placement provisoire, elles, n’attendent pas ».