
Je me souviens bien de toi, mais je doute que tu te souviennes encore de moi.
En fait, je ne me souviens pas de ton visage. Il faut dire que je te regardais si peu et que dans le même temps, on ne voyait que toi.
Je me souviens qu’à la cantine, tu étais celui qui mangeait des œufs. Régulièrement, sans que je sache vraiment pourquoi, tu avais des œufs au plat dans ton assiette alors qu’on mangeait autre chose. Ça me rendait un peu jalouse, parce que j’ai toujours bien aimé les œufs au plat.
Un jour, j’ai réclamé à la cantinière des œufs au plat, comme toi, mais on m’a répondu que ce n’était que pour toi, parce que toi, tu es musulman et que les musulmans ne mangent pas saucisse comme nous.
Cela ne m’apprenait pas grand-chose sur toi, mais je me suis dit que « musulman » était surement un mot poli pour « Arabe », parce que ce que je savais de toi, c’est que tu étais un sale Arabe.
Comme tu étais un sale Arabe, on m’avait bien fait comprendre qu’il fallait se méfier de toi. Tu ressemblais à ma copine Draga, avec tes yeux et tes cheveux noirs et ta peau sombre. Sauf que Draga n’était pas arabe, mais libanaise. Elle avait fui la guerre chez elle. Donc, elle pouvait être ma copine, mais pas toi.
Je me souviens de toi surtout à cause du coup de la tétine.
C’était vraiment une idée de nonne, le coup de la tétine. Oui, parce que nous étions dans une école de nonnes et que les nonnes ont toujours des idées bien à elles pour gérer les petits enfants. Elles te faisaient des œufs à la place de la saucisse, mais en même temps, elles forçaient les enfants bavards à la cantine à se mettre debout devant tout le monde avec une tétine dans la bouche. Pour nous faire honte, comme à des bébés.
Un jour, donc, j’ai été punie et la nonne m’a demandé de prendre la tétine. (...)