
Surmontant leur isolement dans une économie ubérisée de petits boulots ponctuels et précaires, certains travailleurs comme les serveurs payés aux pourboires ou les Mechanical Turks d’Amazon, tentent de construire des communautés de travail capables de résister aux abus des employeurs. Leur idée ? S’approprier les nouveaux outils, telles les plateformes numériques, pour mettre en lien les travailleurs, mener des campagnes de revendications, construire de nouvelles organisations économiques. Et pourquoi pas, in fine, rendre l’économie à ceux qui produisent. Tout reste à inventer, et surtout à pratiquer. Exemple aux États-Unis.
(...) Kristy Milland fait partie du demi-million de personnes qui travailleraient actuellement pour le Mechanical Turk (MTurk) de l’entreprise Amazon, l’un des principaux employeurs de l’économie précarisée. Une économie basée sur des plateformes en réseaux comme Uber ou Handy, qui relient des travailleurs à des employeurs, petit boulot par petit boulot.
Les « turkers », comme ils s’appellent eux-mêmes, sont mis en relation avec des « demandeurs », des employeurs qui proposent une rémunération fixe en échange d’une tâche spécifique. Amazon vante les turkers comme une forme d’« intelligence artificielle artificielle », capable de réaliser avec brio des tâches pour lesquelles les ordinateurs ne sont pas aussi adaptés : transcrire des enregistrements audio, catégoriser des images, ou servir de cobayes dans des expérimentations universitaires. Les rémunérations se comptent en dollars ou en centimes, pour des jobs qui peuvent prendre quelques secondes ou plusieurs heures. Même si les salaires sont modestes, la concurrence peut être féroce. « Parfois je reçois un texto au milieu de la nuit et je sors de mon lit pour commencer », raconte Kristy Milland. Pour gagner un salaire journalier convenable, elle se retrouve parfois à travailler dix-sept heures d’affilée. À d’autres moments, elle passe une semaine sans travailler. Ce qui ne veut pas dire que c’est une semaine de vacances : « C’est toujours dix-sept heures par jour, mais dix-sept heures à chercher du travail. »
Même lorsque le travail est régulier, Kristy n’est pas certaine d’être payée. Les demandeurs peuvent refuser un travail sans explication, et avec des conséquences minimales, puisqu’un autre turker sera disponible, souvent en quelques secondes, pour reprendre le job. (...)
Pour Kristy Milland, ces plate-formes nous destinent à plus ou moins brève échéance à une précarité généralisée : « Enseignants, docteurs, avocats, comptables, programmeurs, designers, auteurs, journalistes – nous irons tous sur une plateforme chaque matin, où nous chercherons du boulot dix-sept heures par jour. Nous sommes déjà nombreux à opérer dans le monde du travail du futur, et les nouvelles ne sont pas bonnes. »
Micro-entrepreneuriat et travail flexible
Pour les propriétaires de plateformes, la précarité est un élément central de l’avenir qu’ils sont en train de bâtir. Dans une lettre ouverte à la Commission européenne, un consortium de 47 entreprises gérant de telles plateformes plaide contre la régulation de leur industrie. Elles se décrivent comme des « innovatrices » qui « remodèlent les chaînes de valeur de fond en comble ». Aux Kristy Milland de ce monde, ils promettent « de nouvelles sources de revenu, le micro-entrepreneuriat, et le travail flexible ». En d’autre termes : toujours plus de précarité, et une précarité toujours plus profonde.
Mais l’époque recèle un paradoxe : les technologies qui permettent de saper les formes de travail traditionnelles rendent également possibles de nouvelles formes d’émancipation. « Ce que nous faisons au fond, c’est en partie d’élargir l’horizon de ce qui est possible », explique Michelle Miller, co-fondatrice de CoWorker, une plateforme pour les travailleurs qui cherchent à lancer des campagnes de revendication. Les usagers types de CoWorker sont des employés de grandes entreprises ou de chaînes qui, comme les turkers, sont isolés à la fois de leurs employeurs et les uns des autres. Ils ne sont généralement pas syndiqués. Et même lorsqu’ils disposent de syndicats, ils ne peuvent pas mener toutes les batailles. Ils consacrent leurs ressources aux campagnes qui ont les plus grandes chances de succès. Certains problèmes importants sont ainsi laissés de côté.
De nouvelles formes de lutte, et leurs limites
CoWorker a été lancé sur une idée simple : que les travailleurs se prennent en main. Les outils qu’il propose permettent à des gens comme Estelle Becker Costanzo de lancer leurs propres campagnes de revendication et de construire des réseaux en ligne pour rompre l’isolement. Parmi les milliers de personnes qui ont apporté leur soutien à la campagne lancée par Estelle, pour l’amélioration du salaire horaire fixe, se trouvent des dizaines d’employés de la même chaîne de restauration, issus de villes de tout le pays.
La co-fondatrice Michelle Miller estime que ces initiatives, qui mettent à profit les réseaux numériques pour regagner des protections perdues, sont cruciales. (...)
Mais comment les travailleurs des petits boulots numériques peuvent-ils devenir des « participants actifs » si leur lien de travail est virtuel ? Turkopticon se veut une réponse à ce problème. Le service, mis en place par Lilly Irania, professeure assistante à l’université de Californie à San Diego, et Six Silberman, un chercheur et développeur, permet collectivement aux turkers de suivre à la trace les demandeurs. Parfaitement articulée à l’interface de MTurk, elle permet aux travailleurs de savoir si leurs pairs ont signalé un demandeur ayant rejeté un travail valide. Les turkers peuvent ainsi créer un frein à leur propre précarité : le déni de salaire et les abus à leur égard ne restent pas sans conséquences. Ils agissent sans passer par les propriétaires de la plateforme, et sans attendre que les autorités décident d’intervenir. Avec Turkopticon, beaucoup de turkers ont réalisé leur capacité à se défendre.
Pour des luttes de plus grande envergure, ils auront cependant besoin de davantage de cohésion. Les turkers parviennent facilement à collaborer via Turkopticon, mais toute perspective de coordination à plus grande échelle est entravée par le caractère isolé et fracturé de leur communauté. (...)
Les réseaux émergents de travailleurs qui se soutiennent mutuellement grâce à ces outils pourraient être parmi les premiers à adopter ces nouvelles plateformes coopératives. Quels genres de services pourraient fleurir à partir de ces plateformes ? Peuvent-ils contribuer à construire une nouvelle économie ? Ce sont des questions auxquelles on ne peut répondre que par la pratique. « À quoi cela va-t-il ressembler si nous commençons à bâtir aujourd’hui ? Je ne sais pas. Mais nous devons essayer », conclut Kristy Milland.