Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
La vie des idées
Les survivantes
Camille Schmoll, Les damnées de la mer, La Découverte, 2020. 248 p., 20 €.
Article mis en ligne le 26 mars 2021

La nuit de Noël 1996, 283 des 500 migrants ayant quitté les côtes égyptiennes pour rejoindre l’Europe perdaient la vie dans le silence général au large des côtes de Syracuse, en Sicile. Ce n’est qu’en janvier 1997 que des fragments de cette tragédie ont émergé grâce à la parole des survivant·e·s. Ce naufrage marquait le début d’une série de traversées, réussies ou jamais abouties dans la Méditerranée centrale. Aux visages des survivant·e·s de l’époque se sont ajoutés ceux de milliers d’autres personnes qui se sont approchées des frontières de l’Europe, sont parvenues à y trouver leur place ou sont encore en errance dans la détresse.

Les médias nous ont proposé une lecture de ce phénomène qui mêle urgence, spectacularisation et compassion, et les politiciens ont exploité la visibilité croissante des exilés pour accroître l’anxiété de l’invasion et du « grand remplacement », en faisant rarement – sauf exception notable – le pari d’une politique accueillante sur la longue durée. Et depuis les années 1990, au fil des discutables politiques européennes et nationales, les violences sur la route migratoire ont empiré et l’approche répressive et sécuritaire a rétréci les possibilités dérivées de la mobilité. Les travaux de recherche se sont multipliés pour démêler avec finesse ces dynamiques.

Tout en s’inscrivant dans cette foisonnante production académique et s’enrichissant de ses apports, l’ouvrage de Camille Schmoll s’en distingue en nous livrant, à travers l’analyse de huit ans d’ethnographie conduite à Malte et en Italie
, une histoire des survivantes. Elle invite à « féminiser le regard » (p. 197) sur la migration vers l’Europe et sa gestion. De fait, le livre éclaire la complexité des motivations et des expériences qui caractérisent les départs et les trajectoires migratoires – souvent en conflit avec les catégories prévues par le droit international – des « femmes qui « transgressent l’immobilité à laquelle elles ont été assignées » (...)

Marges et frontières

Une approche politique de la marge permet de comprendre à la fois la pluralité et l’universalité de l’expérience des femmes. (...)

L’écriture accompagne le lecteur à travers trois moments-espaces clés de ces parcours féminins dans lesquels ces frontières se matérialisent diversement : les traversées terrestre et maritime, l’arrivée en Europe et les lieux de « l’accueil ». (...)

La logique de filtrage des mobilités désirées est tentaculaire : elle est externalisée aux pays d’origine, présente dans les pays de transit, et érigée comme emblème d’une politique commune européenne aux frontières externes de l’Union.

Mais cette logique accompagne, aussi, en sourdine le quotidien des migrantes bien après leur arrivée en Europe. Triage à l’arrivée, procédures d’identification, dépôt d’une demande d’asile, attente(s), hébergement(s) divers, attribution d’une protection ou risque d’un refus, irrégularité, et procédure d’éloignement, ou, encore, mouvements secondaires vers un pays qui n’est pas celui d’entrée sur le sol européen, renvoi dans le pays d’entrée, etc. Ces mécanismes bureaucratico-administratifs rappellent aux exilées qu’elles ne sont pas encore tout à fait arrivées. Et, encore, l’accès aux soins gynécologiques, les relations avec les acteurs de l’accueil ou, une fois le statut administratif obtenu, le désir de réunir la famille, de trouver un travail et un logement adéquats font apparaître à nouveau la frontière et précarisent, voire marginalisent, constamment ces femmes. (...)

Géographie politique des corps

L’intentionnalité des femmes dérive d’une interaction constante avec le dispositif d’immigration. Si le voyage recèle des violences innommables et des bifurcations inattendues, l’arrivée signe l’entrée dans une dimension où le temps se dilate et l’espace se rétrécit. L’attente des passages administratifs et de l’accès aux services se révèle une « technologie de l’assujettissement » (...)

Un jeu de jugements et de suspicion, de vulnérabilité et victimisation se met en place ; un jeu culturaliste, normalisé et marqué par des préjugés genrés et sexués, voire par la peur du détournement du service offert. Ces paysages moraux renvoient constamment les acteurs en présence à leurs positions asymétriques, à leurs caractéristiques – réelles ou supposées – de genre, mais aussi de « race », de classe et d’âge. Le degré de liberté dont les femmes jouissent dans les lieux d’accueil affecte leur vécu. (...)

Politique de la vie qui résiste

Les « entreprises de découragement et d’immobilisation » (p. 82) des organisations internationales, des États et de médias n’arrivent pas à contenir les départs. Bien que les épouvantables difficultés du voyage soient désormais connues, l’Europe reste encore un îlot de sécurité. Ainsi, les femmes choisissent leur sorte dans une « tension entre “mortification”, “traitement inhumain” […] et “chance”, “aventure” ou “destin” » (p. 82). La route avec ses embûches laisse des traces profondes dans les corps et dans l’âme des femmes. Pour elles, « désargentées, violentées, violées, surtout – infamie suprême – quand elles attendent des enfants de ces viols » (p. 82), le retour est inenvisageable. (...)

Certes, Schmoll précise qu’elle nous offre sa version située des trajectoires des damnées de la mer, car féminiser le regard c’est, d’abord, savoir admettre que la relation d’enquête n’est jamais « innocente » (p. 31) et libre des rapports de pouvoir. Consciente de sa position de chercheure, blanche, européenne, dont le parcours de vie diffère profondément de celui de ses interlocutrices, elle essaie de ne pas parler à leur place, mais de faire entendre leur voix. Ce faisant, elle plaide pour une repolitisation de la question du genre dans le tournant critique actuel des études migratoires (p. 190). Concrètement, il s’agit de faire la place aux femmes effacées dans les migrations et, à la lumière de ces parcours féminins contre-intuitifs, interroger les politiques publiques migratoires qui sélectionnent les femmes selon des principes souvent contradictoires de moralité, vulnérabilité et utilité, les hiérarchisent et, ainsi, déterminent leur position à venir dans nos sociétés. Il n’échappera pas au lecteur que le titre du livre renvoie à l’ouvrage de Frantz Fanon Les damnés de la terre, et suggère le besoin d’une perspective intersectionnelle à l’égard des migrations féminines dans la Méditerranée et de leur traitement.