
Explorant le monde très fermé des gestionnaires de fortune, B. Harrington plonge au cœur de la globalisation du capital. Piliers de la complexe architecture financière internationale, ils protègent, font croître et circuler le capital des plus riches en contournant les régulations étatiques.
Qui sont les gestionnaires de fortune (« wealth managers ») ? En quoi consiste leur métier ? À l’heure de l’accroissement des inégalités dans le monde, Brooke Harrington, Professeure de sociologie économique à la Copenhagen Business School, s’intéresse à ces acteurs clés du système de gestion, d’accumulation et de circulation du capital.
Ce livre offre une plongée passionnante dans un monde peu connu du grand public et sur lequel peu de travaux existent, car il est particulièrement malaisé d’obtenir des informations sur ces hommes de l’ombre. Cette difficulté ne tient pas seulement à la complexité des enquêtes sur les classes supérieures, mais aussi au culte du secret qui caractérise cette profession, encore accru ces dernières années par le sentiment qu’ont les gestionnaires de fortune de faire l’objet d’attaques, de la part d’organisations comme l’OCDE, très critique, et de la presse, à travers la révélation d’une série de scandales financiers – des « Offshore Leaks » en 2013 aux « Paradise Papers » en 2017, en passant par les « LuxLeaks » en 2014 et les « Panama Papers » en 2016.
Si mener une longue enquête de terrain dans ce milieu est rare, car coûteux (en argent, en temps, etc.), elle permet d’accéder à des informations difficiles à obtenir autrement. Surmontant ces difficultés, B. Harrington a à la fois mené une ethnographie – en suivant une formation de gestion de fortune pendant deux ans en Suisse et au Lichtenstein, et en enquêtant au sein de la principale association professionnelle des gestionnaires de fortune, STEP (Society of Trust and Estate Practitioners) – et conduit des entretiens semi-directifs avec des gestionnaires de fortune, dont le profil est relativement homogène – hommes (71%), blancs (70%), issus de divers domaines (le droit, la comptabilité, la banque, etc.).
Le rôle des gestionnaires de fortune est de protéger et faire croître le patrimoine de leurs clients. Pour ce faire, ils le font circuler entre structures et entre pays, afin que celui-ci ne soit pas affecté par les autorités fiscales, les créditeurs, les tribunaux, voire les héritiers ou quiconque susceptible d’en revendiquer une part. Les trois éléments clés du métier sont la liberté, la mobilité et la discrétion. Par leur travail, ils contribuent à l’internationalisation de la finance mondiale et à l’émergence d’une nouvelle ère : celle du capitalisme financier. (...)
Les gestionnaires de fortune construisent ainsi avec leurs clients une relation de long terme, qui se maintient parfois toute une vie, voire au delà, lorsqu’elle continue avec les enfants et petits-enfants. Cette longévité s’explique par le fait que, comme un médecin de famille, un gestionnaire de fortune a accès à des informations très privées, intimes et sensibles sur la famille, en tant qu’elles peuvent affecter la fortune. Cette connaissance intime de leurs clients donne aux gestionnaires de fortune un immense pouvoir, les rendant indispensables et difficiles à remplacer.
Le défi est de parvenir à acquérir et maintenir cette relation de confiance avec leurs clients, ce qui est d’autant plus difficile que ceux-ci tendent à se méfier des intentions des autres – étrangers, État ou famille – vis-à-vis de leur argent. Pour surmonter cette suspicion, les gestionnaires de fortune vont chercher à incarner la confiance de manière très personnelle avec chaque client. Leur présence physique est essentielle – impliquant de nombreuses interactions en face à face –, ainsi que leur apparence, leurs dispositions, leur attitude, qu’ils doivent adapter au contexte culturel et socio-économique de leurs clients.
Les techniques de gestion de fortune : agilité et innovation (...)
La financiarisation conduit à l’émergence de nouvelles élites très mobiles, au capital disséminé aux quatre coins du monde : les gestionnaires de fortune ne doivent plus seulement faire au mieux dans un pays en fonction des opportunités légales et financières, mais exploiter les failles juridiques et les conflits entre les lois de différents pays : cette technique est appelée « arbitrage réglementaire ». Les gestionnaires de fortune développent ainsi des activités financières et légales qui « opèrent selon la lettre mais contre l’esprit de la loi », dans une zone grise. L’évitement fiscal n’est que la partie émergée de l’iceberg : l’objectif est avant tout de défendre le patrimoine contre les dangers extérieurs (impôts, régulations, créditeurs etc.) et intérieurs (ex-épouses, héritiers etc.) qui le menacent.
Le rôle des gestionnaires de fortune dans le maintien et l’accroissement des inégalités (...)
S’il est difficile de déterminer le rôle précis des gestionnaires de fortune dans l’accroissement des inégalités, B. Harrington montre que les gestionnaires de fortune interviennent à trois moments du cycle d’accumulation de patrimoine de leurs clients : ils minimisent la dissipation du patrimoine due aux taxes, dettes et pénalités, en maximisant le surplus disponible pour que ces fortunes continuent de croître ; ils donnent la possibilité exclusive à leurs clients de récolter des profits significatifs en courant peu de risques ; ils gèrent avec prudence les successions afin que la fortune reste concentrée entre peu de mains. Il en résulte un mouvement perpétuel d’accroissement des patrimoines, qui préserve et renforce les avantages au cours du temps. Ainsi, leur travail contribue à consolider les fortunes dynastiques et alimente des schèmes de stratification sociale persistants.
Enfin, les gestionnaires de fortune et leurs clients exercent un certain pouvoir politique. Par le lobbying auprès des gouvernements, l’écriture de nouvelles lois relatives à la finance offshore, l’influence sur certaines élections (par exemple en soutenant certains candidats), ils bloquent effectivement l’adoption de lois et de politiques qui pourraient entraver la concentration du patrimoine et ses conséquences. L’effet de ces pratiques n’est pas seulement de rendre les riches plus riches, mais aussi de mettre à mal l’idéologie méritocratique, de compromettre la mobilité sociale et d’entraver l’expression égale des voix politiques. (...)
Une relation ambiguë avec l’État
Contrairement aux autres professions libérales, le métier de gestionnaire de fortune se caractérise par son indépendance par rapport à l’État ; il prospère même en exploitant les failles et les ressources des États dans l’intérêt de leurs clients. Les gestionnaires de fortune ne sont pas des adversaires de l’État ou du droit, bien au contraire : c’est parce qu’il existe des États, des lois et des régulations ancrées dans le système westphalien des États-nations qu’ils peuvent les contourner. Il s’agit de « jouer au chat et à la souris » avec les autorités fiscales du monde entier, ce qui est d’autant plus simple qu’il n’existe pas de règles internationales gouvernant le capital et ses circulations, ni d’institution qui aurait pour but de résorber les failles et les conflits entre lois nationales. L’État n’a donc pas perdu sa pertinence, mais a été « piraté » pour servir les intérêts des plus riches : la gestion de fortune ne s’est pas construite « contre l’État » mais « tout contre l’État » (Vauchez & France, 2017) .(...)