
Toutes les époques n’ont pas considéré la jeunesse de la même manière. Des siècles durant, des rites ont marqué le passage à l’âge adulte et à un nouveau rôle dans la société. Au cours du XXe siècle, ces marqueurs ont disparu avec la montée du chômage et l’essor de la consommation.
« Une invention moderne » : c’est ainsi que l’historien américain John Gillis qualifiait la jeunesse en 1974 (1). Pourtant, bien qu’elle lui ait accordé une attention singulière, l’époque contemporaine ne l’a pas inventée : elle l’a constituée en objet social.
Sous l’Ancien Régime, la jeunesse formait déjà un groupe identifié, auquel on accédait par des rituels, en particulier lors des carnavals, des charivaris, des fêtes de la Saint-Jean ou du « mois de Marie ». Au début du XXe siècle, avec le déclin du folklore et l’intervention de l’Etat, ces pratiques sont tombées en désuétude. Demeuraient des moments pivots qui marquaient la sortie de l’enfance, tels le certificat d’études ou la communion solennelle pour les catholiques.
Le service militaire, en forgeant l’« homme des casernes », contribuait à l’apprentissage d’une certaine virilité et d’une identité masculine codifiée, faite de domination et d’humiliation. Pour les filles, seul le mariage signifiait l’entrée dans l’âge adulte, quand, passé 25 ans, on « coiffait sainte Catherine » ; la norme réduisait la femme à son statut d’épouse et de future mère. La solennité de ces rites a elle aussi disparu, avec, en France, la suppression du service militaire obligatoire en 1997, le déclin de l’institution matrimoniale et le recul de l’âge du mariage. Au début des années 1980, les hommes convolaient pour la première fois à 25 ans en moyenne, et les femmes, à 22,8 ans ; en 2012, ces âges étaient passés respectivement à 32 et 30,2 ans.
La jeunesse est un âge social, et socialement différencié. Dans la première moitié du XXe siècle, l’écart est grand entre le jeune bourgeois et le jeune ouvrier. Le premier dépend financièrement de sa famille, mais garde une certaine autonomie, quand le second donne sa paie à ses parents. Ceux qui vendent leur force de travail sont des prolétaires, des apprentis sans garantie de rémunération ni de formation, victimes des « abattements d’âge », ces réductions salariales supprimées en 1968. Ce sont aussi eux les premiers touchés par le chômage. Et ce même au cœur des supposées « trente glorieuses » : en janvier 1968, 40 % des demandeurs d’emploi avaient moins de 24 ans. (...)
S’il existe un « préjudice de l’âge » commun à tous, les écarts demeurent. Les inégalités, qui se transmettent d’une génération à l’autre, sont flagrantes à l’école et à l’université. (...)
la jeunesse suscite à la fois la convoitise des médias et les discours alarmistes. La crainte de toute transgression, celle des « apaches » dans les années 1900, des « zazous » sous Vichy, des « blousons noirs » dans les années1960 et 1970, puis des « jeunes de banlieue » depuis le début des années 1980, témoigne de l’antienne qui l’érige en figure menaçante. Au début des années 1970 apparaît même une expression révélatrice : le « racisme antijeunes ».
Dans les discours stigmatisants d’aujourd’hui, les arguments « ethniques » et « culturels » prennent souvent le pas sur les analyses socio-économiques. (...)