
Sur les côtes des îles Canaries, au large du Sahara occidental, des marins des pays de l’Est et d’Afrique sont abandonnés sans salaire après des mois en mer, escroqués par des armateurs insolvables ou mafieux. Loin des regards, sur cet archipel à la croisée des continents, l’entraide s’organise.
(..) Amarré entre deux paquebots à une digue du port commercial de Las Palmas, dans les îles Canaries, le pétrolier Iballa G est à l’abandon depuis trois ans et demi. Incapable d’honorer ses dettes envers les prestataires à quai et de payer son équipage, l’armateur a pris la tangente. Et les marins, lésés, sont partis. Sauf un. A 68 ans, sans argent, M. Leyva, dernier occupant d’un tanker de cent seize mètres de longueur, meuble ses journées à l’ombre, dans la ferraille, en attendant le verdict du procès, en 2015. (...)
Trois retraités réfractaires gèrent avec des bouts de ficelle la Stella Maris de Las Palmas, une association catholique d’aide aux gens de mer, depuis un local où ils n’ont même pas les moyens d’installer une connexion Internet. Au port, les bénévoles sont le dernier rempart entre les marins en rade et la misère qui les guette. (...)
Abandonnés par un armateur crapuleux il y a deux ans, les marins sont originaires d’Afrique de l’Ouest. Parmi les occupants du bâtiment, certains n’appartenaient pas à l’équipage : immigrés sans papiers ou en situation précaire, ils arrivent de la ville et s’installent dans l’une des quelque quarante épaves que compte le port, profitant d’un habitat gratuit et d’une partie des stocks de Stella Maris.
Plus loin sur la digue, les marins du chalutier Valiente. Partis de Mourmansk, ville portuaire de l’extrême nord-ouest de la Russie, ils ont accosté il y a une semaine après sept mois en mer. L’armateur, cloîtré dans sa cabine, refuse de régler leurs salaires, dont le montant atteint 300 000 euros (...)
Le capitaine, qui commande sous pavillon bélizien, a pris le parti de l’armateur. « Après ça, ils se partagent les bénéfices, lance Maximo, l’interprète mandaté par l’association, natif d’Odessa et débarqué au port de Las Palmas dans des conditions similaires en 1999. Ils se foutent de l’équipage. Ce sont des mafieux de Mourmansk. Là-bas, c’est la misère, il n’y a pas de boulot. Alors ils embauchent des hommes sans difficulté. Ils les font bosser en mer plusieurs mois, ne paient pas et repartent. Ensuite, ils changent le nom de la compagnie, et ils recommencent. » Plusieurs membres d’équipage ont refusé de joindre leur nom à la plainte. L’année dernière, sur le même quai, l’armateur d’un chalutier russe a menacé les familles des marins de représailles s’ils faisaient des vagues. (...)
Vulnérables du fait de leur activité nomade, les travailleurs de la mer bénéficient du soutien d’une organisation syndicale : l’International Transport Workers’ Federation (ITF), fondée par les dockers de Londres à la fin du XIXe siècle, met à disposition des fonds pour répondre aux situations d’urgence. En 2011, elle a permis à plusieurs marins ukrainiens abandonnés au Pays basque de rentrer chez eux sans délai. Cependant, l’ITF rechigne à agir lorsque la valeur du navire est inférieure à la dette salariale contractée par l’armateur, ou encore lorsque les délégations régionales sont, comme aux Canaries, dirigées par un travailleur du transport terrestre, moins enclin à se mouiller pour les camarades de la mer.
Quant aux autorités portuaires, elles associent de fait les marins coincés à quai à des immigrés clandestins, situation qui rend leur prise en charge — ne serait-ce qu’administrative — inenvisageable. Assuré de la réactivité des ONG, le port espagnol se dédouane de toute responsabilité : d’après la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), si l’armateur ne répond plus, le sort des équipages dépend de l’administration du pays où est immatriculé le navire. Mais comment obtenir des autorités du Belize ou des îles Caïmans qu’elles rapatrient des marins en Russie ? (...)
« Depuis dix ans, la législation internationale se renforce constamment, commente M. Eric Banel, administrateur des affaires maritimes (1) et délégué général d’Armateurs de France. Les Etats européens ont accru leurs contrôles, qui sont devenus extrêmement sévères en ce qui concerne les conditions de sécurité et les conventions sociales minimales à respecter. On se retrouve avec de plus en plus de navires immobilisés parce qu’ils ne passent pas les contrôles. » Certains armateurs préfèrent laisser derrière eux hommes et bateaux lorsque l’opération paraît plus rentable.
Comme à Las Palmas, des marins abandonnés tuent l’ennui à Marseille, au Havre, à Anvers, à Liverpool, à Rotterdam ou à Hambourg. (...)