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Mediapart
En Côte d’Ivoire, des marins pêcheurs dénoncent un « esclavagisme moderne » à bord de bateaux français et espagnols
Article mis en ligne le 25 août 2020

Discriminations, mauvais traitements et faible rémunération : Mediapart a enquêté sur les conditions de travail des marins pêcheurs ouest-africains à bord de bateaux français et espagnols. Et c’est effarant.

Abidjan (Côte d’Ivoire).– Le thon en boîte des marques Saupiquet ou Albacora a comme un arrière-goût de racisme. Malgré la peur des représailles, des marins pêcheurs ivoiriens ont accepté de se livrer sur leur quotidien à bord de thoniers français et espagnols. Des injures racistes aux grossièretés – « Regarde-moi ce singe ! », « Sale nègre », « Hijo de puta », « Va chier ! » –, la vie en mer est devenue un cauchemar auquel ces travailleurs sans autre qualification ne peuvent échapper.

Sans parler de la discrimination et des inégalités. « À bord du bateau, les Blancs sont aux postes de commandement tandis que nous, les Noirs, sommes assignés aux tâches manuelles et physiques », déplore Constant*, qui travaille pour une compagnie du groupe Albacora (Espagne). (...)

« On fait tous les travaux difficiles, enchaîne un autre. Même ceux que le mécanicien devrait faire. Pendant ce temps, l’équipage blanc se repose et nous crie dessus. » Depuis sept ans, Alain* travaille sur des bateaux espagnols d’Albacora, pour des journées de travail allant de cinq à dix-neuf heures, sans pause. (...)

« Un jour, j’ai fait de la peinture durant des heures pour m’entendre dire de tout refaire une fois que j’avais fini. Le commandant nous traite comme des moins que rien, l’esclavage existe toujours ! » Le plus dangereux, selon lui, serait lorsque les marins se verraient demander de nettoyer le pont alors que le bateau est en mouvement. « On doit le faire à quai pour éviter tout risque d’accident. »

Au port autonome d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, les docks sont impénétrables sans le badge d’une compagnie opératrice. Il faut s’enfoncer dans les quartiers en périphérie de la capitale économique, connus pour abriter les pêcheurs, pour espérer croiser leur chemin. (...)

La démarche peu assurée, suspicieux, Célestin* vient le rejoindre sur le banc avec trois camarades. À 31 ans, l’homme travaille en mer depuis sept ans. Son visage juvénile tranche avec des avant-bras et des mollets balafrés de cicatrices et de brûlures. Il vient de mettre pied à terre après quatre mois en mer durant lesquels, à cause de la pandémie de Covid-19, il n’a pas eu le droit de débarquer une seule fois. En temps normal, c’est autorisé le temps d’une nuit ou lors des relèves. (...)

Sous le regard désapprobateur de l’ancien, qui l’invite à briser le silence, sa langue se délie : « Je descends tout juste du Montecello, de l’entreprise espagnole Calvopesca El Salvador, mais je navigue aussi sur le Via Avenir de Saupiquet. On nous paie mal. Le salaire français est meilleur, mais la prime au tonnage est très faible. » Moins de 600 CFA par tonne (0,90 euro), contre 1 000 à 2 000 CFA chez les Espagnols (1,50 à 3 euros).

On explique aussi que les Espagnols sont « moins durs, moins agressifs ». Les équipages français sont présentés comme des chefs « qui ne font pas grand-chose, alors qu’ils sont payés bien plus », mais qui sont surtout « racistes ». « Ils n’aiment pas les Noirs, tranche Célestin. Et si on n’aime pas ta tête à bord, tu es foutu, car on va t’exploiter. »

Contacté, le BEA Mer indique avoir enregistré, depuis 2018, deux accidents mortels à bord de thoniers français, l’un dans l’océan Indien et l’autre dans l’Atlantique. Mais rien ne permet au bureau d’enquête de faire le lien entre ces récits et des problèmes de sécurité à bord. (...)

Tous les récits se rejoignent et révèlent des injustices flagrantes. « Les Français ne nous laissent pas manger le même poisson qu’eux, raconte encore un marin ivoirien. Parfois, on pêche de grosses pièces que les Blancs gardent pour eux. Nous, on n’a pas le droit. Les seuls poissons qu’on peut manger sont les petits de moins bonne qualité, les bananes et les chachas. »

Et Constant de poursuivre : « Certains jours, lorsqu’on ne trouve pas assez de poisson en mer, on nous prive de repas. C’est pourtant inclus dans la mission. » (...)

des postes à responsabilités réservés aux Blancs, des couchettes individuelles pour les Européens mais partagées par au moins quatre personnes pour les Ouest-Africains. Des réfectoires divisés, aussi, « le carré blanc et le carré noir », avec des horaires et menus différents. « Il y a des produits qu’on n’a pas le droit de servir aux Africains, affirme Alfred, comme la côte de bœuf et le bon poisson, réservés aux Français. »

Dans l’armement Saupiquet, tous les officiers (sept à huit à bord) doivent être français, avec des diplômes spécifiques. Néanmoins, le groupe italien Bolton Food, auquel appartient Saupiquet, marque dont le siège est en région parisienne à Courbevoie, maintient que « tout l’équipage bénéficie des mêmes conditions : mesures de sûreté et de sécurité, protocole en cas de problème, directives, durée de séjour en mer, assurance-maladie et espaces communs pour tout le monde ».

Mais un scientifique, ancien observateur sur les bateaux, vient contredire ces faits. (...)

« L’officier blanc a tous les droits, même celui d’insulter l’Africain, mais ce dernier n’a pas le droit de répliquer. C’est grave pour des pays qu’on donne en exemple pour les droits de l’homme », tacle Alfred, le cuisinier, qu’on a tantôt qualifié de « sale bamboula », tantôt de « bonobo ». « Ces navires sont le prolongement des territoires européens, mais le droit ne s’y applique pas. »

Au port d’Abidjan, Yobo, juriste membre du syndicat de défense de pêcheurs Symicomoopa, croule sous les dossiers litigieux. (...)

Une impunité confortée par la complicité des intermédiaires

Dans une étude intitulée « Modern slavery and the race to fish » publiée en 2018, une dizaine de chercheurs mettaient en garde contre la dégradation inquiétante des conditions de vie et de travail des équipages en mer, évoquant un esclavage moderne. « Compte tenu de la nature du travail en mer, les conditions des équipages de pêche sont difficiles à contrôler. Les thoniers peuvent rester en mer pendant des mois durant lesquels l’équipage n’est pas toujours en mesure de débarquer. Les conditions sur ces navires échappent donc à la surveillance des régulateurs », pointe le rapport.

Un phénomène que confirme un ancien contrôleur social et sécurité de navires de pêche français : « On peut passer à côté de certaines choses, mais l’administration française a l’obligation d’inspecter ses navires et de rencontrer le personnel à bord. »

Dans l’un de ses récents rapports, Interpol alerte aussi sur la vulnérabilité des marins travaillant sur les bateaux de pêche. (...)

L’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Organisation maritime internationale (OMI) ont établi des instruments juridiques contraignants pour améliorer les conditions de travail des pêcheurs : la Convention sur le travail dans la pêche, le protocole de Torremolinos et la Convention sur les normes de commerce, de certification et de surveillance pour le personnel des navires de pêche. Cette dernière renforce une directive du Conseil de l’Union européenne datant de 2006 obligeant les armateurs européens à traiter équitablement les équipages. (...)

Sollicité par Mediapart, le cabinet de Virginijus Sinkevicius, nouveau commissaire européen aux affaires maritimes et pêche, confirme que « cette directive s’applique à TOUS les pêcheurs travaillant sur des navires de pêche battant pavillon UE engagés dans la pêche commerciale ».

La Maritime Labor Convention de 2006, à portée internationale, s’est ajoutée à cette batterie de textes censés protéger les marins. Mais la Côte d’Ivoire ne l’a pas ratifiée. Une information également confirmée par le bureau du travail maritime français, rattaché au ministère de la mer.

Face à ces accusations, l’armement de la Compagnie française du thon océanique (CFTO) a refusé de répondre aux questions de Mediapart, arguant être « très occupé à gérer la crise du Covid ». Les directions des groupes Bolton Food (pour Saupiquet) et Albacora se disent, elles, « surprises » et se réfugient derrière leur code de conduite, ici et là. (...)

En novembre 2019, une « chaîne d’alerte confidentielle » par mail a été créée pour permettre aux travailleurs de signaler ces abus. Le signe, peut-être, que ces derniers commençaient à se faire nombreux.

Seul recours pour les marins ivoiriens qui voient leurs droits bafoués : les agences locales de type intérim connues sous le nom de CMB et CMNP, chargées de les recruter respectivement pour le compte de thoniers français et espagnols. (...)

dans les faits, le salaire minimum de base fixé à 545 dollars par mois (471 euros ou 310 000 CFA) n’est pas respecté. Les rares qui parviennent à toucher un montant flirtant avec ce chiffre affirment que c’est en cumulant leurs primes sur plusieurs mois de navigation. « C’est un salaire brut, reconnaît CMB, mais en ajoutant le tonnage, ils arrivent aux salaires ITS. »

Mediapart a eu accès à plusieurs contrats de travail de pêcheurs, où il apparaît le contraire : le salaire reste bien en dessous du fixe imposé, même avec les tonnages. Ils sont signés de la mention « CMB/Nom de la compagnie ». « Un jour, un Blanc m’a dit : “C’est ça ton salaire ? Mais c’est des jetons pour nous, avec ça on va à la buvette !” », s’exclame un pêcheur.

Devant la fiche de paie, le constat est amer : 132 505 CFA (202 euros) primes, défraiements et congés payés inclus. Les Espagnols paient en moyenne 69 000 CFA par mois (105 euros) avec un tonnage plus fort, mais la retraite y serait plus mauvaise. Un marin français touche de 10 000 à 13 000 euros par mois.

« L’autre problématique, complète Mathurin, c’est qu’on ne nous paie qu’à l’issue de notre mission, parfois au bout de cinq mois, ce qui oblige nos familles à s’endetter durant notre absence. » (...)

« Qu’il s’agisse de CMB ou de CMNP, on signale ces problèmes aux responsables des bureaux, qui nous répondent ne rien pouvoir faire et nous blacklistent ensuite. Ils sont complices », dénonce l’un d’eux.

Côté syndicats, les pêcheurs pointent du doigt une corruption banalisée. Symapeci, par exemple, ne serait pas « crédible ». « Ils adorent ces affaires car ils font du chantage à l’armateur et lui soutirent de l’argent en échange de leur silence. Les plaignants perdent alors leur boulot », soupire Mathurin. (...)

Si des problèmes structurels persistent sur les bateaux français et espagnols, marins et syndicats ivoiriens s’accordent pour affirmer que le traitement des équipages africains par les états-majors chinois confine, cette fois, à la maltraitance. « Dans le cas des Chinois, il s’agit de brutalité à l’état pur. Ils ont l’habitude de frapper les marins. Dans les cas que nous avons à traiter, il s’agit de coups et blessures », souffle Grégoire Korahi Tapé, de Symicomoopa.

La flottille chinoise est arrivée au début des années 2010 au port d’Abidjan. Une violence notoire qui a poussé tous les marins qui le pouvaient à basculer sur les thoniers européens, d’autant que les conditions matérielles à bord seraient désastreuses. (...)

Contacté, le capitaine Kouamé Konan, l’un des officiers des Affaires maritimes ivoiriennes, chargé d’apposer sa signature aux contrats présentés par les armements, n’a pas souhaité réagir. « Il y a une vraie responsabilité des États africains qui ne font pas respecter les règles visant à encadrer l’employabilité des marins du continent », conclut un observateur.