
(...) Cyrille Hanappe : Pour des raisons assez difficiles à expliquer, la France a accepté que la frontière anglaise soit traitée sur le territoire français, et non sur le territoire anglais. À partir de la fin des années 1990, il y a eu à Calais un phénomène de goulot d’étranglement, qui a été traité dans un premier temps par l’ouverture d’un centre d’accueil à Sangatte, sous le gouvernement Jospin, pour accueillir les migrants qui arrivaient. Ce centre de Sangatte s’est peu à peu rempli. En 2002, prétextant un phénomène d’« appel d’air », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, décide de fermer le centre de Sangatte. Mais cela n’aura pas du tout l’effet escompté : les populations du monde entier vont continuer à affluer et le phénomène va s’accentuer, surtout à Calais, mais aussi sur le littoral Nord, sur le littoral de la Manche et dans tous les lieux qui permettent d’accéder à l’Angleterre.
(...) À partir de l’année 2004, le phénomène des migrants dans le Dunkerquois commence à s’accentuer. (...)
La Vie des Idées : Qu’est-ce qu’un architecte vient faire à Grande-Synthe ?
Cyrille Hanappe : Un architecte est quelqu’un qui sait penser l’espace et qui se demande comment les gens se mettent ensemble, dans un lieu donné, pour vivre dans une certaine harmonie, avec une certaine qualité de vie et une certaine sécurité. Pendant très longtemps, le bidonville et le camp ont fait partie d’un impensé global. Ce phénomène se développait et était considéré comme une espèce de mal nécessaire, qu’il convenait de résorber.
Ce n’est que relativement récemment, c’est-à-dire il y a moins d’une dizaine d’années, qu’on a pris conscience que ce phénomène était là pour durer. (...)
Grande-Synthe est une ville très particulière, car elle est véritablement née dans les années 1960, un peu comme une ville nouvelle. En effet, avec l’installation d’Usinor-Arcelor, la population est passée de 1 500 à 15 000 habitants. Cette population va développer une tradition d’accueil et d’entraide, sans doute liée à la condition ouvrière et à la condition migratoire, puisque les habitants étaient eux-mêmes souvent des immigrés. Il y a donc une culture très particulière à Grande-Synthe.
Le maire de Grande-Synthe, Damien Carême, fils de l’ancien maire, sait que la population est pauvre, mais, ayant sur son territoire de grosses industries, la ville vit à 90 % de la taxe professionnelle. Il y a une université populaire à Grande-Synthe.
L’accueil des migrants a donc été bon et généreux. Il n’y a eu aucune manifestation connue d’agressivité vis-à-vis des migrants. Ainsi, les associations d’entraide de Grande-Synthe se sont ouvertes à ce nouveau quartier – car, selon moi, c’est un nouveau quartier. Il y a par exemple l’association « Les jardins fleuris », qui fleurit les bas d’immeuble de Grande-Synthe. Elle est venue dans le camp de la Linière et elle fleurit maintenant le camp. (...)
à Calais, seules deux options se sont développées, et de manière caricaturale : soit le « camp des conteneurs », où tout le monde est géré comme un numéro ; soit le bidonville, qui a de grandes qualités urbaines et spatiales, mais qui souffre de l’absence de droit commun. La mairie de Grande-Synthe cherche donc une réponse intermédiaire, qui puisse concilier les deux approches. La question est finalement assez simple : comment ramener le droit commun dans le camp ? (...)
En lien notamment avec le réchauffement climatique, on sait qu’il va y avoir de plus en plus de migrations. Nous allons avoir un mode de constitution de la ville qui se fera de manière très différente, avec des augmentations et des baisses subites de population et avec des gens qui arrivent avec peu d’argent. La ville, européenne en particulier, s’est toujours constituée sur l’accumulation de capital. Or, aujourd’hui, cela se passe avec des gens pauvres qui arrivent rapidement. Par conséquent, cette ville, un peu de manière forcée, est très écologique, puisqu’il y a peu d’argent et qu’on doit donc faire avec de faibles moyens. Par exemple, il faut que les habitations soient bien isolées, car on a peu de moyens de chauffage. De facto, tout cela s’insère dans des économies locales. C’est une ville qui est donc recyclée, recyclable, qui consomme peu d’énergie, qui est économique, sociale et environnementale.
À Grande-Synthe, le camp de la Linière – je ne veux pas qu’on l’appelle « camp », mais « quartier de la Linière » – va, comme tous les camps, rester plus longtemps qu’on ne le croit. Il faut donc arrêter de penser sur le court terme et se dire qu’on est entré dans la longue durée. Le camp de la Linière sera un jour un quartier de Grande-Synthe.