
Le jeu vidéo SimCity n’est pas un bac à sable. Ses règles reflètent la conception néolibérale de la planification urbaine contemporaine. Le monde de ce simulateur d’urbanisme à succès est peuplé d’« agents » Sims, « des petits soldats désintéressés, travaillant partout où on a besoin d’eux », comme le dit leur concepteur. Une vision simplifiée, mais lucide, de la précarisation des travailleurs parcourt le jeu, et habitue les joueurs à leur propre aliénation. Au-delà, le jeu sert aussi de source d’inspiration aux avant-gardes technophiles de l’architecture et de l’urbanisme, qui rêvent de villes transnationales démontables et portables. Au final, la cité se réduirait à un jeu de pixels dirigé par un système d’exploitation. La production de valeur dans ces smart cities serait fondée sur nos données et celles des objets connectés entre eux, dans une gigantesque informatisation et monétarisation de la ville.
Il était une fois un ingénieur brillant, répondant au nom de Trurl, qui construisit un royaume miniature pour le dictateur déchu et désabusé d’une autre planète, afin qu’il le gouverne à sa guise pour le restant de ses jours. À une si petite échelle, le despote pouvait laisser libre cours à ses « aspirations autocratiques » sans porter atteinte aux « aspirations démocratiques de ses anciens sujets ».
Cette fable, écrite par l’auteur de science-fiction polonais Stanisłas Lem, est parue en 1981 dans The Mind’s I, une anthologie de réflexions sur l’intelligence artificielle. Recueil que Will Wright, créateur de SimCity et fondateur de l’empire des Sims, a lu. Dans les nombreuses interviews qu’il a accordées, Wright cite sa rencontre avec ce conte comme une inspiration de SimCity.
Lancé en 1989 par le développeur de jeux vidéos Maxis, alors indépendant, SimCity était un coup de poker. Personne n’aurait parié qu’on puisse passer son temps sur un simulateur de développement urbain – a fortiori sans objectif clair. Le jeu n’est effectivement pas fondé sur une histoire, mais sur un système managérial. Vous ne pouvez ni gagner ni perdre.
Le scénario, s’il en existe un, est produit par la capacité du joueur à modeler la ville dans sa propre tête. Pour qui sait lire et écrire, en une heure de temps, on peut fonder une ville : les outils sont intuitifs, le graphisme attractif. Dans la dernière version du jeu, pour commencer, il suffit de tracer des routes, délimiter les zones industrielles, résidentielles et commerciales de la ville, puis édifier quelques immeubles.
Cependant, pour y jouer correctement, vous devez adopter l’état d’esprit du jeu (...)
SimCity est à la fois une archive de ces villes à venir et un moteur de leur logique algorithmique. Alors, que peut nous dire ce jeu – un fantasme de la conscience urbaine expérimenté par des millions de personnes – sur les villes ludiques, flexibles et lisses du futur ? (...)
Le manuel de SimCity 4, sorti en 2013, propose, sur un ton amical, quelques conseils : « L’industrie est ce qui dirige vraiment votre ville et crée le plus de profits dans les trois zones. En créant des emplois, les industries fournissent des revenus à vos habitants… L’argent rend les Sims heureux et leur permet de faire des achats, ce qui en retour permet aux zones commerciales de prospérer. Les zones industrielles produisent aussi la plus grande partie de la pollution des trois zones. Pour cette raison, il est malin de construire les industries loin du reste de la ville. »
Le problème est que ces « bonnes idées » sont obligatoires, et non pas suggérées. Pour réussir, même dans la définition du succès plutôt large que donne le jeu (construire une ville habitable), il faut nécessairement promulguer certaines politiques de gestion. Une augmentation du nombre de commissariats, par exemple, entraîne toujours une baisse de l’activité criminelle ; le code du jeu associe directement le crime à la valeur du foncier, à la densité de population et aux commissariats. Ajouter des commissariats n’est donc pas optionnel, c’est la loi. (...)
L’exploration des possibilités utopiques est circonscrite par ces paramètres. L’imagination vantée par Wright est seulement conviée pour réaménager des éléments familiers : les bâtiments énormes, la tranquillité des zones pavillonnaires, le trafic écrasant. Vous commencez chaque ville avec une parcelle de terre vierge, verte et fraîche, mais vous devez l’industrialiser. Le paysage n’est bon que pour l’extraction de ressources, ou pour être enfermé dans un parc afin d’augmenter la valeur immobilière du quartier. Certaines questions sont posées (Jusqu’à quel point puis-je taxer les habitants riches sans qu’ils s’en aillent ?) tandis que d’autres (Puis-je les exproprier totalement ?) sont laissées de côté.
Ces possibilités – ou leur absence – ont provoqué des critiques des deux côtés du spectre politique. Certains voient le jeu comme une réplique du socialisme étatique avec son développement centralisé et son infrastructure d’ampleur ; d’autres, désignant ses politiques fiscales rétrogrades et sa modélisation rationnelle des choix, voient le simulateur comme le porte-parole d’une conception néolibérale de la ville. Aucun n’a entièrement tort. (...)
Alors que les conceptions technocratiques des villes deviennent une marchandise, on nous propose de choisir parmi les systèmes d’exploitation urbains dans lesquels nous voulons habiter. Le choix pourrait même être fait pour nous par la concurrence et les fusions-acquisitions. À Songdo, Cisco installe sa technologie TelePresence dans chaque appartement, en espérant que si elle est déjà partout, les gens vivront avec naturellement.
Dans ces villes du futur, ceux qui possèdent les systèmes d’exploitation seront ceux qui détiendront la propriété, l’argent et les moyens de production. En possédant vos données Sim, ils vous posséderont. C’est vers ces relations entre données et pouvoir – le pouvoir de se faire à son image – que nous devrions tourner notre attention.
Nous ne devrions pas nous demander à quoi ressemblerait notre ville rêvée sur SimCity, LivingPlanIT, ou tout autre UOS, mais ce que serait notre simulateur urbain idéal. En fonction de ses paramètres, déterminer qui la ville sert et qui sert la ville. Le but n’est plus de concevoir un imaginaire urbain : il s’agit désormais de coder le jeu.