J’ai contracté le Covid-19 quelques jours avant le confinement. Je fais partie de ces personnes qui continuent, sept mois après, de se battre contre les symptômes persistants. Dans mon cas, c’est une perte du goût et de l’odorat qui me rends insensible à tout ce qui m’entoure. Je suis un papier calque qui ne sent plus rien.
Aborder ce sujet, c’est écrire sur son corps. Mais aussi sur son âme, sa confiance en soi, la dépendance aux autres, mais aussi l’empathie de ces derniers.
C’est parler de beaucoup de choses, car ces symptômes qui ont touché 60% des individus* ont des conséquences dramatiques pour celles et ceux qui l’ont vécu.
Nous n’avons pas frôlé la mort après trois semaines d’intubation, nous n’avons pas eu à sortir d’un coma qui aurait pu avoir des conséquences irréversibles, nous n’avons eu ni compressions pulmonaires ni difficultés respiratoires, pas même 38 de fièvre, nous n’avons pas bouché le tunnel menant aux urgences, nous n’avons pas eu de douloureuses courbatures non plus.
Mais nous avons 16 ans, 30 ans, 45 ou 60, et nous avons perdu le goût de la vie.
Raconter cette histoire en commençant par ce jour reviendrait à raconter quelque chose qui se poursuit et qui n’est pas encore fini. Oui, ce n’est pas encore fini au moment où ces lignes sont couchées ici. (...)
Chez l’ORL, je me raconte, avec le souci du détail pour qu’aucune information ne passe à la trappe.
Et le discours de la spécialiste est clair. Si dans un an cela ne revient pas, c’est foutu, je me traînerai ça toute ma vie. Mais selon ce que je lui dis, c’est-à-dire que je suis à la « première marche » de quelques aliments, elle est aussi positive sur le fait que cela va se reconstruire, que le nerf n’est pas cassé mais abîmé, que la myéline, cette gaine du nerf, a été attaquée par le « rongement » du virus et que cela se reconstruira avec le temps.
Le temps, ce satané temps qui n’est pas mon allié, parce que cela fait déjà plus de deux mois et que ça commence vraiment à me rendre dingue. Elle m’oriente vers un PRO (protocole de rééducation olfactive), disponible sur le net et très sérieux. Je m’exécute et achète diverses huiles essentielles à diluer dans des flacons opaques avec de l’eau. Eucalyptus, menthe, citron, rose de Damas et clou de girofle. Opération à faire tous les matins à jeun pendant… douze semaines.
La conversion des semaines en mois, si je ne guéris pas avant, m’amène à cinq mois de maladie, et cette perspective m’étouffe. Mais je m’applique à faire ce protocole et trouve même ludique ce petit jeu.
Mais ce qui va cristalliser ma tristesse, c’est une odeur nauséeuse au plus haut point. Je me rends compte seulement maintenant (alors que cela devait faire longtemps que je l’avais en moi) que tout ce qui concerne la combustion et la torréfaction a la même odeur. La pollution, le café, la cigarette et mes selles sont insupportables à assumer. Et si trois odeurs ou goûts ressemblent à celle de vos selles (excusez l’allitération fortuite) et pas l’inverse, c’est parce que la merde est la première odeur de la journée, celle qui ressemblera inexorablement aux autres. Parce que tout ce qui vous rapporte à votre caca n’est tout bonnement pas acceptable.
Ce cercle non vertueux de l’odeur va bientôt se transformer, dans les pires périodes, en cercle non vertueux du goût.
J’appelle la bonne période ce qui suit : au meilleur des cas, ce cercle non vertueux du goût vous suit tout le temps. Lorsque j’ouvre un frigo, cela sent mes selles. Lorsque je coupe une tomate, cela sent mes selles. Lorsque je porte un aliment en bouche, quelle qu’en soit sa qualité, cela sent mes selles, mais pendant une demi-seconde seulement.
Après, tout rentre dans l’ordre, c’est-à-dire que je ne sens rien. Ou presque. (...)
Et c’est en parlant avec ma compagne, avec qui je suis en instance de rupture, que je mets des mots sur mon moral qui fuit par tous les trous de mes chaussettes.
Sarah, donc, m’aide à reconnaître que je suis progressivement tombé en état dépressif (...)
Je prends rendez-vous chez un autre ORL pour un autre son de cloche, et surtout, je prends rendez-vous chez une psy. J’ai tout à coup la folle envie de parler de mes angoisses à quelqu’un. La perspective aussi de prendre trois semaines de congés allait m’éloigner de mon appartement, où tout avait commencé.
Mes congés vont m’emmener en Auvergne, chez des amis de longue date, où l’on mange ce qu’il y a dans le jardin. C’est aussi un lieu où je prends facilement mes quartiers dans leur cuisine pour leur faire plaisir. Cela m’amènera ensuite à Marseille chez une amie. Marseille, que je ne connais pas, allait m’offrir un dépaysement et des odeurs qui me feraient travailler obligatoirement sur des choses inconnues de mon nerf olfactif. (...)
Et c’est à La Passarelle, restaurant idyllique du 7e arrondissement, que les choses se débloquent. J’attaque mon ceviche de daurade en entrée, et l’émotion me monte immédiatement aux yeux. J’en lâche presque mes couverts. Je sens parfaitement le gingembre, le citron, les courgettes jaunes, le crémeux de balsamique et le poisson.
J’ai l’impression de découvrir pour la première fois le monde du goût.
Le plat, encore à base de poisson, est canon. Je sens, j’écrase bien chaque ingrédient entre ma langue et mon palais, et ça explose.
Au bout de plus de cinq mois, je sens des saveurs et des goûts, et j’ai peine à retenir mon émotion. Pendant tout ce temps-là, j’ai dû me concentrer à chaque bouchée parce qu’il était important d’éprouver la moindre joie de ressentir un goût, si infime qu’il soit, parce que cette joie était le principal moteur de ma motivation.
Il fallait se rendre compte tous les jours des avancées de la guérison.
Le lendemain, je ne sens presque rien de ce que j’ai mangé, mais l’important est ailleurs. Un jalon vient d’être posé. Ce n’est pas fini, mais cela avance. Je rentre de Marseille avec la certitude que cela va revenir, que le processus est lancé. (...)
Je continue à me dire que j’ai eu de la chance et que les mailles du Covid étaient assez larges pour que je puisse m’enfuir, mais j’y ai laissé quelques écailles.
J’ai envie de dire aux personnes qui auront quelqu’un de leur entourage se réveillant sans goût ni odorat : écoutez-les.
Non, vous n’avez pas eu les mêmes symptômes pendant trois jours après votre grippe d’il y a trois ans. Ne balayez pas la discussion d’un revers de manche en lui disant : « Ça va revenir, va... ». Aidez-la, motivez-la, accompagnez-la. On ne gagne pas ce combat seul. On le gagne avec un ORL qui vous suit, on le combat avec une concentration de tous les instants, mais on l’affronte avec des amis.
Seul, le combat est perdu d’avance.
Personnellement, je remercie du fond du cœur Sarah, sans qui je n’en serais pas là aujourd’hui. Elle m’a accompagné tous les jours, se réjouissant des infimes progrès que je faisais, m’intimant l’ordre de me réjouir. C’est elle qui m’a dit à chaque fois : « Tu vois, ça revient là ! ». Des petits mots sur des petits goûts, qui se révèleront d’une importance capitale par la suite.
Nous sommes le lundi 30 août, je suis à une terrasse et commande un jus de tomate. Je le saupoudre comme il se doit et le bois.
Nous sommes le lundi 30 août et je sens le jus de tomate.
Jour 160.
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