
En 1944, quand les Américains reprennent le contrôle de Guam, Shoichi Yokoi refuse de mourir. Et de se rendre.
Il y a cinquante ans, un des derniers soldats japonais à avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale refit brusquement surface. Une fin d’après-midi de janvier, sur l’île de Guam, dans le Pacifique, deux chasseurs tombèrent sur un homme voûté, couvert de vêtements sales, en train d’installer des pièges à crevettes artisanaux dans un cours d’eau aux confins de la jungle. Les deux hommes avaient vécu l’occupation brutale de l’île de Guam par les Japonais pendant la guerre, ils comprirent donc immédiatement ce qu’ils venaient de découvrir. Avant que l’homme aux yeux écarquillés ne pût s’échapper, ils s’en saisirent, lui lièrent les mains derrière le dos et le conduisirent, sous la menace d’une arme, jusqu’aux autorités de l’île qui eurent du mal à croire l’histoire qu’il se mit à leur raconter.
Les chasseurs venaient de capturer Shoichi Yokoi, soldat de première classe de l’armée impériale japonaise. Il était le dernier survivant d’une garnison composée de 20.000 soldats japonais annihilés par l’armée américaine lorsqu’elle avait reconquis son territoire en 1944. Il était resté en cavale dans les terres sauvages de Guam pendant près de vingt-huit ans, d’abord avec une petite bande, puis complètement seul. Le jour, il se cachait dans un tunnel froid, humide et enfumé qu’il s’était creusé avec un fragment d’obus. La nuit il cherchait des noix de coco, des crapauds buffles et à l’occasion, récupérait une vache égarée. Il avait 56 ans et pesait moins de 40 kilos. (...)
Plus de 5.000 hommes, femmes et écoliers l’accueillirent en agitant des drapeaux lorsqu’il rentra enfin à Tokyo par une nuageuse après-midi d’hiver. Soixante-dix millions d’autres, l’équivalent en pourcentage à 200 millions d’Américains aujourd’hui, le regardèrent en direct à la télévision marcher d’un pas traînant jusqu’au micro installé sur le tarmac de l’aéroport et leur asséner un nouveau choc.
Il annonça à ses compatriotes qu’il avait honte de rentrer vivant au pays. (...)
De quoi avait-il tant honte ? Que pensaient les Japonais de 1972, à qui leur nouvelle constitution interdisait le recours à la force pour résoudre les querelles internationales, dont l’empereur n’était plus considéré comme un dieu et dont le pays était devenu la troisième économie mondiale, de ce voyageur du temps venu d’un passé si différent ? Et peut-être plus important encore, à une époque où, nous, les Américains, sommes rongés par des questions sur la personnalité, les objectifs et la résurgence du nationalisme, quel genre de pays produit un homme qui préfère passer plusieurs dizaines d’années dans un trou étouffant et puant plutôt que de se rendre ?
Même cinquante ans plus tard, les réponses ne sont pas simples. (...)
Lorsque la chaleur et l’humidité tropicales de Guam firent tomber son uniforme en lambeaux, il trouva le moyen de détacher les fibres de l’écorce des arbres et de les tisser pour en faire une sorte de toile de jute. Il en fit des chemises et des pantalons étonnamment bien taillés, avec poches, passants pour la ceinture et boutonnières cousues dans les règles de l’art.
Lorsque Yokoi retourna au Japon en 1972, sa trousse à outils suscita un tel intérêt que des milliers de Tokyoïtes firent la queue pendant des heures pour la voir.
Ces vêtements le protégeaient du soleil tropical et des nuées de moustiques. Leur fabrication, qui demanda plusieurs mois pour chaque ensemble, lui permit de rester sain d’esprit. « Cela a peut-être été bon pour ma santé mentale de m’astreindre à des tâches quotidiennes, écrivit-il plus tard. Chaque moment de ces activités me procurait un plaisir simple et un sentiment de satisfaction. »
Ses innovations en survivalisme ne s’arrêtèrent pas là. Non seulement il apprit comment creuser des tunnels avec des outils primitifs ainsi que les moyens de les empêcher d’être inondés ou de s’affaisser, mais il fabriqua un filtre avec des coques de noix de coco pour réduire la fumée de ses feux de cuisine souterrains, susceptibles de le trahir. Il apprit également à enlever les glandes vénéneuses des crapauds buffles qui lui fournissaient les protéines dont il avait grand besoin, et plus tard se mit à élever ces batraciens géants dans son tunnel afin de contrôler la population de cafards et de lui tenir compagnie.
Il fabriqua des pièges pour attraper des crevettes d’eau douce, des anguilles et des mulots, et dissimula l’entrée de son tunnel sous un tapis en bambou suffisamment solide pour soutenir le poids d’un homme, et pourtant invisible à l’œil nu. (...)
Ce soldat faiblard aux origines peu prometteuses s’avéra être un génie du survivalisme. (...)
Yokoi et son petit groupe, qui ne cessait de se réduire, s’enfouirent sous la terre à partir des années 1950. En 1964, les deux derniers compagnons de Yokoi, avec qui il s’était brouillé, moururent dans des circonstances mystérieuses. Le médecin légiste de Guam décréta plus tard qu’ils avaient été empoisonnés, probablement par l’ingestion de graines de cycadophytes mal préparées qui contiennent une toxine dont Yokoi et ses compagnons savaient tous qu’elle était mortelle. (...)
Il avait été obligé de faire régulièrement de l’exercice pour se procurer à manger et trouver du bois. Il avait soigneusement fait bouillir l’eau qu’il buvait et s’était lavé toutes les nuits dans le cours d’eau où il pêchait. Tout cela lui avait valu un cœur en bonne santé et un corps libre de tout parasite. Il s’exprimait curieusement bien pour quelqu’un qui n’avait entretenu de conversation qu’avec des crapauds buffles pendant huit ans.
Un sacrifice incompréhensible
Si les Japonais furent fascinés par l’histoire de sa survie, ils étaient divisés sur sa signification. Beaucoup de ses compatriotes le considéraient comme une victime du redoutable système éducatif d’avant-guerre qui avait rendu la guerre acceptable et la libre-pensée subversive. Les néo-nationalistes le traitèrent tout bonnement de déserteur. (...)
Yokoi ne fut pas le dernier soldat de l’empereur à réapparaître ainsi. Deux autres allaient émerger après lui : un officier japonais bravache qui déposa son épée lors d’une cérémonie mélodramatique aux Philippines deux ans après la découverte de Yokoi, et un aborigène de Taïwan recruté par l’armée japonaise, devenu agriculteur et retrouvé en Indonésie fin 1974. Mais Yokoi fut le premier à émerger après une période de douze ans, pendant laquelle le Japon avait amplement réussi à mettre la Seconde Guerre mondiale derrière lui et à devenir une démocratie vivante. Et voilà qu’il ramenait la guerre, avec toute sa violence et sa dévotion aveugle à des idéologies extrémistes, avec une force surprenante et souvent douloureuse.
Cinquante ans plus tard, l’onde de choc de ce qui fut surnommé « l’explosion Yokoi » trouve encore un écho au Japon. (...)
Dans le documentaire, on voit Mihoko écouter Yokoi révéler son amertume envers les officiers à qui il reprochait de les avoir abandonnés à Guam, lui et ses compagnons, évoquer l’horreur qu’il avait éprouvée devant les atrocités qu’ils y avaient commises et sa frustration lorsqu’il essayait d’expliquer à ses compatriotes ce qui était arrivé à leurs fils, leurs frères et leurs maris sur cette île lointaine, et pourquoi ils devraient encore s’en soucier.