Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Le nouveau « filon » pour muter des profs gênants sans s’encombrer d’une sanction
Article mis en ligne le 23 septembre 2022

Pour Kai Terada, le coup fut brutal. Enseignant en mathématiques à Nanterre (Hauts-de-Seine), militant actif et connu auprès de jeunes sans papiers, cosecrétaire départemental du syndicat Sud Éducation, l’homme a appris par voie d’huissier, le 5 septembre 2022, sa suspension, pour quatre mois, sans qu’aucun motif ne lui soit signifié. « La nuit suivante, j’avoue que je n’ai pas très bien dormi. »

Kai Terada conserve son salaire mais n’a plus le droit de se présenter dans le lycée où il exerce sans discontinuer depuis seize ans et se retrouve également sous la menace d’une mutation dans « l’intérêt du service », c’est-à-dire d’être déplacé dans un autre établissement, contre son gré.

Son cas a soulevé une large indignation dans la sphère enseignante, une manifestation de soutien a eu lieu mercredi 21 septembre 2022 sous les fenêtres du nouveau ministre de l’éducation nationale, en présence de plusieurs représentants syndicaux nationaux et de quelques député·es et élu·es de la Nupes. Car cette affaire a une histoire, qui voyage de Nanterre à Bobigny, en passant par Clermont-Ferrand, Nantes ou Bordeaux. Celle d’enseignant·es qui ont comme point commun d’être notoirement impliqué·es auprès de leurs élèves, très actifs et actives syndicalement, sur qui tombe le couperet d’une mutation, sans que rien d’explicite ne leur soit pourtant reproché.

Benoît Arvis est avocat, spécialisé dans les litiges opposant les agent·es à l’administration. La « mutation dans l’intérêt du service » est un procédé qui n’a rien de neuf et elle est surtout utilisée dans la fonction publique d’État, mais jusqu’ici tenue « à l’écart de l’organisation du mouvement des enseignants, assez étrangère même à l’Éducation nationale ». Et pour cause, considère l’avocat, « cette mesure discrétionnaire signe un acte d’autorité, une crispation hiérarchique, elle se manie normalement avec une extrême précaution ». Depuis 2018 et les années Blanquer, du nom du ministre de l’éducation nationale lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les procédures se sont pourtant multipliées. (...)

Un processus opaque, assez similaire à celui vécu en 2019 par quatre enseignants du collège République de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, sanctionnés et mutés d’office. Un an plus tard, c’est au tour des « trois de Melle », dans les Deux-Sèvres, d’être suspendu·es, pour finir par écoper de sanctions allant du blâme à l’abaissement d’échelon, en passant par la mutation. Des mesures qui sont toutes contestées devant la justice.

À Clermont-Ferrand, la même année, six enseignant·es syndicalistes sont poursuivi·es pour « intrusion non autorisée dans un établissement scolaire » dans le cadre d’une grève, et placé·es sous la menace de sanctions disciplinaires, un fait alors inédit selon les organisations syndicales nationales. À Rennes, c’est au tour d’Édouard Descottes, lui aussi syndicaliste et très engagé au sein du réseau RESF (Réseau éducation sans frontières) d’être muté d’office, pour avoir notamment « encouragé à des actions consistant à entraver le fonctionnement du service public d’éducation ». Une « première vague », selon Jules Siran, cosecrétaire fédéral de Sud Éducation, à la suite de la très forte mobilisation contre les « E3C », ces épreuves communes de contrôle continu, mises en œuvre dans la nouvelle formule du baccalauréat.

Puis vint le cas d’Hélène Careil, enseignante engagée de l’école Marie-Curie de Bobigny (93), syndicaliste et adepte de la pédagogie Freinet, en poste dans l’école longtemps dirigée par Véronique Decker, connue pour ses nombreux écrits sur l’éducation en Seine-Saint-Denis. « Hélène a été mutée en 2021, en cours d’année, dans l’intérêt du service, en quinze jours c’était plié », raconte Jules Siran. Deux mois avant la fin de l’année scolaire, en 2022, six enseignant·es de l’école Pasteur de Saint-Denis sont eux aussi brutalement muté·es « dans l’intérêt du service », une affaire racontée ici par Mediapart. Là encore, c’est totalement inédit.

« À chaque fois, on est dans le haut du panier des bastions syndicaux, décrit Jules Siran. Il n’y a pas d’éléments pour une vraie sanction, mais le rectorat veut ramener “le calme” et la “sérénité” dans l’établissement. Le mode opératoire est toujours le même : on lance une procédure contre des militants sans fondement disciplinaire. » Interrogé sur une forme de récurrence dans le motif, le ministère de l’éducation nationale ne nous a pas répondu.

(...) Depuis la loi de transformation de la fonction publique (votée en 2018, appliquée depuis 2019), qui a réduit comme peau de chagrin le pouvoir et le périmètre de ces commissions paritaires, la mutation dans l’intérêt du service n’est plus soumise à une commission préalable. Le risque est alors grand d’une sorte de « fait du prince ». (...)

« le processus est hors de contrôle », ajoute l’avocat Benoît Arvis. « Ce n’est cependant pas totalement en dehors du droit, car souvent précédé d’une enquête interne. Mais ces enquêtes dans l’Éducation nationale sont une catastrophe, elles sont menées par des membres académiques qui n’ont pas de vraie indépendance, ce n’est pas sérieux. » (...)

Toutes ces procédures ont été contestées, d’abord en référé (procédure rapide pouvant suspendre une décision de l’administration, en attendant un jugement sur le fond), le plus souvent perdues, mais également sur le fond du dossier, et sont en attente d’audience et de jugement pour la plupart. « Les rectorats jouent sur le temps long, la disproportion financière et un terrain juridique qui ne nous est pas favorable, fustige Aladin Lévêque, l’un des enseignants visés à Melle. Nous nous battons contre des dossiers complètement à charge, anonymisés, avec des pièces falsifiées, sans aucune vraisemblance. »
(...)

Rassemblé·es dans le collectif « Sois prof et tais-toi », ces enseignant·es sont soutenu·es par une intersyndicale très large qui n’hésite plus à parler de « répression syndicale », qui viserait les organisations syndicales les plus contestataires, sans exclusive, allant de Sud Éducation à la CGT, en passant par FO ou le SNES-FSU. Des organisations prônant et pratiquant, pour certaines, une lutte de plus en plus dure ces dernières années dans les établissements, y compris par la grève, arguant du caractère totalement verrouillé du dialogue social ordinaire.

La conséquence à la fois d’une politique de « concertation » tous azimuts qui masque mal une relation devenue totalement délétère entre un ancien ministre, Jean-Michel Blanquer, et toutes les organisations syndicales, mais également d’une volonté plus profonde de rapprocher la fonction publique du fonctionnement managérial en entreprise. (...)

« Au moment de la nomination du nouveau ministre, nous avons noté la volonté d’afficher un symbole progressiste. Pap Ndiaye, c’est quand même un historien qu’on cite dans les bibliographies de nos formations syndicales ! Mais les cas de répression se poursuivent et se ressemblent. » (...)