De 2016 à 2019, un officier de réserve de l’armée française travaillait à l’ONU dans un département stratégique. En réalité, il œuvrait secrètement pour le groupe Thales, qui l’a rémunéré selon des documents consultés par Mediapart. Une partie de l’administration française savait. Révélations.
New York, 16 juillet 2017. Dans la tour de verre qui abrite le siège de l’Organisation des Nations unies (ONU), le commandant Philippe Schifferling est plus inquiet que jamais. Cet officier de réserve de l’armée de l’air a un problème : son détachement à l’ONU par le ministère des armées s’achève deux mois plus tard, et il ne sait toujours pas à quelle sauce il va être mangé.
Lui souhaite être prolongé dans ses fonctions, mais il va peut-être devoir rentrer à Paris. « Ces incertitudes génèrent bien évidemment du stress dont je n’avais aucunement besoin. Ma mission étant déjà suffisamment compliquée de par sa nature et son risque », se plaint-il par courriel à ses responsables. Celui-ci n’est pas envoyé à sa hiérarchie militaire, comme on pourrait l’imaginer, mais à ses supérieurs chez Thales, le géant français des équipements aéronautiques et militaires, pour qui il travaille en réalité.
Car Philippe Schifferling est un espion qui avance masqué. Pour ses collègues de bureau à New York, c’est un militaire à la retraite rémunéré par l’État, gracieusement prêté par la France à l’ONU. Il était en réalité payé (secrètement) par Thales avec pour mission d’infiltrer le service chargé de l’informatique, des télécoms et de la sécurité des missions de maintien de la paix des Nations unies. Lequel a octroyé des dizaines de millions d’euros de contrats dont Thales a été le prestataire final. (...)
Cette mission rocambolesque aurait dû rester secrète. Elle menace désormais le puissant groupe, dirigé par Patrice Caine et contrôlé à parité par Dassault et l’État français, depuis l’ouverture fin 2020 par le parquet national financier (PNF) d’une enquête judiciaire pour des faits présumés de « corruption » et « trafic d’influence », ainsi que l’a révélé La Lettre A.
Les documents versés au dossier judiciaire, auxquels Mediapart a eu accès, dévoilent comment Thales a infiltré, de 2015 à 2017, un des services stratégiques de l’ONU pour l’achat de matériel, et mettent en lumière l’imbrication des intérêts entre l’industrie de l’armement et l’État français. (...)
La position de Philippe Schifferling a représenté un avantage considérable pour Thales. Pendant sa mission auprès de l’ONU, de septembre 2016 à septembre 2017, l’agent a en effet transmis, semaine après semaine, des informations de première main sur la définition des marchés en cours d’élaboration, et s’est même vanté d’avoir modifié des appels d’offres en faveur de Thales, selon les documents consultés par Mediapart. Sollicité à plusieurs reprises, il n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. (...)
Ancien commandant de l’armée de l’air spécialisé dans l’informatique, Philippe Schifferling avait été débauché à la fin des années 2000 par Thales SIX GTS, la division du groupe chargée des systèmes d’information, de communication et de sécurité, tout en restant officier de réserve. Chez Thales SIX, il est affecté à la division « services », dirigée par Florence Gourgeon, fille de l’ancien patron d’Air France, Pierre-Henri Gourgeon, et diplômée de l’ENA dans la promotion d’Emmanuel Macron.
Avant lui, de septembre 2015 à septembre 2016, un premier retraité militaire employé par Thales, Philippe Maucotel, colonel de réserve de l’armée de terre, avait déjà été prêté à l’ICTD par la France tout en restant secrètement rémunéré par le groupe français. (...)
Contacté et malgré plusieurs relances, le ministères des armées et le Quai d’Orsay n’ont pas souhaité commenter la situation. Également questionné, l’actuel ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ministre des armées sous François Hollande (2012-2017), a répondu que ni lui ni son cabinet n’ont « jamais été informés des éléments en question ».
Les services du secrétaire général des Nations unies expliquent pour leur part que dans le cadre d’un accord signé avec le gouvernement français, celui-ci a « fourni les deux agents à titre gracieux ». L’ONU n’avait en revanche « pas connaissance des détails des paiements effectués à ce personnel », et ne savait donc rien du rôle de Thales.
Le groupe industriel a pour sa part répondu que le détachement de ses salariés à l’ONU était balisé, côté français, par « une convention relative aux modalités d’intervention des réservistes opérationnels admis à servir auprès du groupe Thales conclue entre Thales et le ministère des armées ». « La première convention de soutien à la politique de la réserve militaire entre le ministère des armées et Thales a été signée en 2006 », ajoute le groupe. Par ce biais, Thales « participe au soutien des forces armées en opération » et « accompagne des opérations d’exportation relevant du domaine de la défense ». L’entreprise soutient également que le personnel détaché « n’était pas en lien avec le département des achats de l’ONU et ne participait aucunement aux prises de décisions ». (...)
Depuis 2015, Thales SIX a remporté plusieurs marchés de sécurisation de la Minusma, apparaissant ainsi aux deux bouts de la chaîne. (...)
Ces LoA étaient signées entre l’ONU et Expertise France, l’agence de coopération placée sous la tutelle des ministères des finances et des affaires étrangères, qui confiait les prestations à Thales sans appel d’offres. Des documents consultés par Mediapart montrent que le fonctionnaire d’Expertise France chargé de ces contrats maliens était informé de la situation problématique de Philippe Schifferling.
Dans un rapport sur ses missions pour la Minusma, édité en janvier 2018, Expertise France s’était félicitée de s’être appuyée sur le « réseau institutionnel français (Affaires étrangères, Économie et finances, Défense) » et d’avoir su « nouer une relation étroite » avec l’ONU. (...)
Sollicité sur les conditions de rédaction de LoA puis d’octroi des marchés à Thales, Expertise France n’a pas répondu à nos questions, malgré plusieurs relances et après avoir pourtant promis de revenir vers nous.
De son côté, Thales indique que les LoA ont été signées dans le cadre d’un accord intergouvernemental conclu en 2013 entre l’ONU et l’État français, permettant à la France d’apporter son assistance aux Nations unies, en soutien de la Minusma. (...)
Mais en cet été 2017, le temps presse : son détachement par la France à l’ONU s’arrête le 14 septembre. Et le ministère des armées, qui assure sa couverture en faisant croire qu’il est payé par l’État français, rechigne à le prolonger. (...)
Une ancienne cadre de Thales lance l’alerte : elle est ensuite licenciée (...)
Une cadre de Thales, responsable du développement des marchés à export, et qui avait alerté sa hiérarchie depuis deux ans sur le cas de Philippe Schifferling, a formellement signalé les faits au comité d’éthique de Thales en mars 2019, en écrivant au directeur de l’éthique du groupe, Dominique Lamoureux, remplacé trois mois plus tard par Jean-Baptiste Siproudhis.
Dans son signalement, cette ancienne cadre indique que, lors de son départ pour l’ONU en avril 2018, Philippe Schifferling n’aurait pas démissionné, comme cela avait été annoncé en interne, mais aurait bénéficié d’un « contrat de licenciement avec des indemnités », ainsi que d’un préavis de six mois, non effectué, qui lui aurait été « versé sur un compte séparé créé à cet effet alors qu’il était déjà embauché par l’ONU ».
Contacté par Mediapart, Thales conteste « les allégations mensongères proférées par cette ancienne salariée » et indique vouloir « déposer une plainte auprès des autorités judiciaires compétentes pour dénonciation calomnieuse ».
Le 5 octobre dernier, Thales avait affirmé à l’AFP qu’après analyse du dossier, son comité d’éthique avait jugé que les « allégations » de la lanceuse d’alerte au sujet de Philippe Schifferling « étaient sans fondement ». C’est faux : dans un document interne consulté par Mediapart, le comité d’éthique indique avoir envoyé « des rappels formels écrits, aux personnes concernées, des règles éthiques du groupe en juillet 2019 ».
Le comité d’éthique de Thales reconnaît donc qu’il y a eu un problème, mais ne prononce aucune sanction et ne signale surtout pas le dossier à la justice. (...)
Alors que la lanceuse d’alerte l’avait directement sollicité le 13 mars 2019, ce dernier explique à Mediapart avoir pris sa retraite « au 31 mars 2019 après un préavis non effectué de 6 mois ». « J’ai donc cessé toute activité avec mon ancien employeur à compter du 1er octobre 2018. Je n’ai jamais eu à traiter le dossier que vous évoquez », soutient-il ainsi, même si son adresse mail professionnelle était encore active quand il a reçu l’alerte du 13 mars.
L’ancienne cadre de Thales a finalement été licenciée en mai 2020 ; ce qu’elle a vécu comme une mesure de représailles liée à son signalement : elle a demandé l’annulation de son licenciement en référé devant les prud’hommes de Nanterre, estimant que Thales aurait violé ses obligations légales de protection des lanceurs d’alerte définies par la loi « Sapin II ».
La justice a refusé d’annuler le licenciement en référé, en première instance et en appel. La lanceuse d’alerte de Thales s’est pourvue en cassation. L’affaire doit désormais être jugée sur le fond par le conseil des prud’hommes.
Elle avait pourtant reçu le soutien, lors de la procédure en référé, du syndicat UNSA de Thales, de la Maison des lanceurs d’alerte, et de la Défenseure des droits, Claire Hédon. Dans une décision d’octobre 2020, Claire Hédon, qui dirige cette autorité administrative indépendante, concluait que l’ex-cadre de Thales était bien une lanceuse d’alerte au regard des critères de la loi « Sapin II », qu’elle a dénoncé les faits « de bonne foi » et qu’elle a été licenciée en « représailles » à son signalement. (...)
À l’été 2020, la lanceuse d’alerte a signalé les faits à l’Agence française anticorruption (AFA). Le directeur de l’agence, Charles Duchaine, nous a indiqué qu’un contrôle de Thales était déjà en cours à l’époque, ce dont il avait informé le parquet national financier (PNF). Le PNF a réquisitionné des documents auprès de l’AFA, sur la base desquels il a ouvert une enquête préliminaire en novembre 2020 pour corruption et trafic d’influence.
La suite semble montrer un certain embarras des autorités au sujet de cette affaire sensible. (...)
Interrogé par Mediapart, le parquet national financier précise avoir choisi, au début de l’enquête, d’envoyer « plusieurs réquisitions à la société Thales auxquelles cette dernière a répondu ». (...)
De son côté, l’AFA a le pouvoir de sanctionner les entreprises en cas de manquement à leurs obligations légales anticorruption inscrites dans la loi « Sapin II ». Mais plus d’un an après le lancement du contrôle du groupe Thales, celui-ci « n’est pas achevé » (...)