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Mediapart
Le Conseil d’État retoque le « tout en ligne » pour le droit au séjour
Article mis en ligne le 5 juin 2022

Dans une décision rendue vendredi 3 juin, le Conseil d’État annule les textes imposant la dématérialisation des démarches en préfecture, pointant les difficultés rencontrées par les étrangers. Il impose au gouvernement de proposer des alternatives à ces usagers.

« Pour certaines démarches particulièrement complexes et sensibles, le texte qui impose l’usage obligatoire d’un téléservice doit prévoir une solution de substitution : tel est le cas pour les demandes de titres de séjour. » C’est en ces quelques lignes que le Conseil d’État résume, dans une décision rendue vendredi 3 juin, les faillites du gouvernement en matière de dématérialisation des démarches administratives.

La plus haute juridiction administrative de France donne ainsi raison, du moins en partie, aux usagers et usagères, ainsi qu’aux associations qui pointent depuis des années les effets néfastes du « tout en ligne » pour les étrangers et étrangères en attente de titre de séjour. Une « victoire juridique et politique importante » aux yeux de Lise Faron, responsable des questions liées au droit au séjour à la Cimade, association d’aide aux étrangers.

« Le Conseil d’État est clair. Si les préfets peuvent créer des téléservices, ils ne peuvent pas les imposer aux personnes étrangères. Lorsque les téléservices sont rendus obligatoires, il doit y avoir des garanties suffisantes pour permettre un accès normal aux services publics : l’accueil et l’accompagnement, et une solution de substitution en cas de dysfontionnement des téléservices », déroule celle qui n’a cessé d’alerter sur les difficultés rencontrées par les usagers et usagers étrangers au cours des dernières années. (...)

Le gouvernement doit « compléter ses textes »

Si le Conseil d’État soutient, dans sa décision, que « l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour l’accomplissement de démarches administratives auprès de l’État peut être instaurée par le gouvernement », il précise toutefois que « l’accès normal des usagers au service public et l’exercice effectif de leurs droits » doivent être garantis. En somme, des solutions alternatives doivent être proposées, notamment pour les étrangers, lorsque la prise de rendez-vous ou le dépôt d’un dossier en ligne s’avèrent impossibles – ce qui est trop souvent le cas.

« Le gouvernement doit compléter ses textes pour prévoir l’existence d’une telle solution de substitution. D’ici là, si un étranger ne parvient pas à déposer sa demande par le téléservice pour de tels motifs [en cas de défaillance liée à la conception ou au mode de fonctionnement du téléservice – ndlr], l’administration sera tenue, par exception, de permettre le dépôt de celle-ci selon une autre modalité », poursuit le Conseil d’État dans son communiqué.

Car dans le cas précis des demandes de titre de séjour, que la juridiction met en avant dans sa décision, la dématérialisation des démarches peut avoir de lourdes conséquences, comme le fait de perdre son emploi ou de basculer dans l’irrégularité faute de titre. Les personnes étrangères étaient déjà habituées, depuis de longues années, à devoir patienter de nuit devant les préfectures de France pour espérer obtenir un rendez-vous ou déposer un dossier, engendrant par la même des trafics de rendez-vous.

Le recours exclusif au téléservice devait permettre de fluidifier et de simplifier les démarches ; il a au contraire créé un nouveau « mur » entre l’administration et les étrangers, désormais contraints de passer des heures devant un écran d’ordinateur ou de téléphone, avec toujours le même message de service : « Il n’existe plus de plage horaire libre pour votre demande de rendez-vous. Veuillez réessayer ultérieurement. » (...)

Il y a bien une plateforme de contact citoyen, proposée avec l’Administration numérique pour les étrangers en France (Anef), mais celle-ci a déjà montré ses limites, selon les associations. « Les personnes en difficulté finissent par nous saisir, après des mois d’échanges avec cette plateforme, avec des informations erronées et des situations de rupture de droit pour seule réponse », affirme Lise Faron, de la Cimade.

Ou comment « fabriquer » des sans-papiers (...)

ces obstacles pourraient être un « nouveau moyen » de réguler l’immigration : « On fait basculer des personnes en situation régulière dans l’irrégularité. Aujourd’hui, j’ai des piles de dossiers de clients qui attendent d’obtenir un rendez-vous pour un renouvellement de titre et qui vivent dans la peur de perdre leur emploi. On fabrique des sans-papiers pour faire réduire les chiffres de l’immigration », assène une avocate en droit des étrangers.

Nul doute que la longue attente imposée autrefois à l’entrée des préfectures, qui découlait directement d’un manque de moyens humains et financiers – et donc de choix politiques –, revêtait au moins un caractère dissuasif. En est-il de même avec la dématérialisation des démarches, dont s’est emparée une majorité de préfectures françaises ?

Les politiques de « dissuasion » se sont désormais étendues à des publics jusqu’ici épargnés par ces tunnels administratifs, observe Lise Faron. « C’est le cas des passeports talents, pour qui les démarches étaient simplifiées, mais qui nous saisissent aujourd’hui. J’ignore si cela relève d’une incompétence pure et dure ou d’une volonté politique. » (...)

Mais les politiques de dissuasion ne fonctionnent pas, elles créent de la précarité. (...)

Si les associations « se félicitent » de la décision du Conseil d’État, elles appréhendent que le manque de moyens, notamment humains, ne plonge les usagers et usagères dans les mêmes déboires, encore et toujours. « Tant qu’il n’y aura pas les moyens humains correspondant aux besoins, on restera dans la même problématique. Pour que cette décision ait du sens, il faut augmenter les moyens mis en place », souligne Me de Guéroult. Reste à savoir, aussi, comment les préfectures apprécieront cette décision.

Le Conseil d’État a également rendu un avis, en réponse au tribunal administratif de Montreuil et à celui de Versailles, concernant le recours au téléservice, rendu obligatoire avant l’entrée en vigueur du décret du 24 mars 2021. « Le Conseil d’État a sanctionné les pratiques des préfectures ayant agi en ce sens, sans fondement légal. C’est une vraie satisfaction de ce point de vue. Mais on ne sait pas comment réagiront les préfectures. Il faut donc rester très vigilants face à cela », alerte l’avocate.