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Le CNED : vers une école sans enseignant·es ?
#CNED #educationnationale #teleenseignement #blanquer #Classesvirtuelles
Article mis en ligne le 10 octobre 2022

Dans le sillage de Taylor, Henri Ford organise le séquençage des tâches permettant de fabriquer des automobiles et remplace les plus automatisées par des robots. C’est que les deux hommes partagent un même rêve : remplacer le travail humain par celui de machines plus productives. Une enquête menée au sein du CNED montre que certains pourraient à leur tour rêver d’une école sans professeur·es.

Cet article est le fruit d’une enquête réalisée par Laurence de Cock et moi-même au sein du Centre National de l’Enseignement à Distance et publiée dans la revue « Regards »

On y retrouve les classiques de l’Organisation Scientifique du Travail Enseignant que nous décrivons dans les lignes de ce blog … avec un effet loupe assez inquiétant. Sans jouer les Cassandre, cela doit nous interroger sur une école que certain.e.s voudraient voir fonctionner sans enseignant.e.s, comme une usine automobile qui pourrait tourner sans ouvrièr.e.s. (...)

Le travail humain est au cœur des débats et des rapports de forces pour changer la société. Cet article espère y apporter une contribution :

Le CNED : laboratoire du management néolibéral dans l’Éducation nationale

« Vous êtes les profs rêvés de Jean-Michel Blanquer », voilà comment ont été accueillis, le jour de la rentrée 2021, les enseignants de l’un des 31 sites du CNED (Le Centre National d’Enseignement à Distance). Marjorie s’en souvient encore[1] ; Il est vrai qu’en ces temps de colère des enseignants fort remontés contre l’ancien ministre, la formule a de quoi surprendre et crisper. Toutefois, elle révèle en creux le projet politique éducatif de la Macronie (...)

Le site où nous avons enquêté emploie 400 enseignants, dont une centaine de vacataires. Comme la quasi-totalité de leurs collègues du CNED, les enseignants que nous avons rencontrés sont en poste « adaptés », longue ou courte durée, c’est-à-dire qu’ils sont passés par une demande auprès de la médecine du travail suite à une très grande difficulté, voire une impossibilité, de continuer d’enseigner au sein d’une classe. Voici des enseignants qui ont atterri au CNED après un parcours douloureux mais auprès desquels leur directeur de site insistera sur « la chance que vous avez de travailler au CNED, et que tout le monde a bien conscience de cette chance ». Alors, est-ce véritablement une chance de travailler au CNED ?

Le CNED est une énorme structure. Il propose 250 formations et en vend près de 230000 (chiffres de 2017). Son public est composé à 48% de public scolaire et à 52% d’étudiants et adultes. Il est subventionné à hauteur de 25 millions d’euros et génère à peu près 49 millions d’euros de recettes commerciales. Son ambition est de devenir une « académie numérique », au même titre que les autres académies. Un projet qui s’appuie sur l’engouement pour le numérique à l’école, le ed.tech et la foi dans les vertus magiques de la machine en lieu et place de l’humain[3]. (...)

Dans le monde de l’entreprise, une marque est ce qui singularise un projet et les produits vendus afin de créer un « contrat de confiance » en jouant sur l’image et l’identité. Le CNED a décidé de s’y coller car il s’agit d’un « outil structurant indispensable » qui « place le citoyen au cœur de l’action publique ». Dans cette optique, on ne parlera plus de « relation pédagogique » (formule ringarde s’il en est), mais de « chaîne de relation client ». (...)

Le Télétravail

Le travail au CNED se caractérise d’abord par le fait qu’il est exécuté à distance, au travers d’outils numériques. Au CNED on « télétravaille », un terme de plus en plus commun dans le monde du travail tant le distanciel s’est imposé comme nouvelle norme ces dernières années dans tous les domaines. L’Education Nationale n’échappe pas à la règle, bien au contraire, et la crise sanitaire y a joué le rôle d’accélérateur. (...)

Ainsi désormais la plateforme en ligne « Jules » aide les élèves décrocheurs à faire leurs devoirs et une formation au français en ligne est proposée aux jeunes réfugiés ukrainiens. Le CNED cherche à élargir son offre… et son marché.

Les « classes virtuelles » se multiplient et leurs accès se démocratisent. (...)

un phénomène de société qui s’installe à bas bruit, celui de l’enseignement à distance. Plus besoin d’école pour apprendre et enseigner. (...)

De fait, désormais auréolé du label de « continuité pédagogique » depuis la crise sanitaire, le champ d’extension de l’enseignement à distance ne cesse de s’agrandir : ne pourrait-on pas économiser sur le recrutement des enseignants en mutualisant des cours grâce au partage d’écrans ? Un enseignant qui a le pied cassé ne pourrait-il pas assurer ses cours de chez lui ? N’aurait-on pas là une réponse à la phobie scolaire de certains enfants qui pourraient ainsi rester chez eux ? Que l’on rassure celles et ceux qui y verraient un risque de dépersonnalisation, l’ed tech a pensé à tout. Ainsi, en décembre 2021, Brigitte Macron et Jean-Michel Blanquer faisaient-ils connaissance avec « Buddy », un robot de télé-éducation pour les enfants hospitalisés souhaitant suivre les cours à distance. (...)

Pour transformer l’école en mode distanciel, il faudra donc transformer les pratiques professionnelles par un management musclé. Heureusement, Le CNED est là pour donner l’exemple.

Le Management au CNED ça donne quoi ?

Isolés et mis sous pression, les enseignants du CNED vivent un cauchemar managérial. (...)

ce qui fait trembler Marjorie : « on peut me prélever une copie et vérifier si j’ai bien appliqué les consignes pour corriger… à tout moment ». À tout moment un cadre intermédiaire peut prendre une copie, jusqu’à 10 par an, au hasard et vérifier si Marjorie à bien fait comme on lui demande. « Et si on a une croix négative dans la fiche qualité, un critère non rempli quoi, on n’est pas renouvelés sur notre poste adapté ». C’est ce que rappelle non sans acidité un directeur de site lors d’une réunion de rentrée : « Pour le maintien dans un poste adapté, c’est moi qui donne un avis et qui suis le seul décisionnaire ».

Rappelons que les professeurs du CNED sont essentiellement des enseignants en postes adaptés, ne pouvant réellement reprendre une classe. On imagine alors aisément la pression qu’ils subissent sur la conformité de l’exécution de leur tâche. (...)

Dans son discours de rentrée dont nous nous sommes procuré un enregistrement, le directeur d’un site du CNED rappelle à ses équipes ses propres « objectifs cibles » chiffrés. (...)

le directeur n’est pas avare en félicitations envers son équipe d’enseignants ayant obtenus de « bons indicateurs ». Un discours qui singe celui d’un cadre commercial à ses subordonnés ayant réussi de belles ventes. Louis, lui, ne sent pas flatté. Il n’a pas fait carrière dans l’enseignement pour remplir des « objectifs qualité » mais pour faire progresser les élèves, veiller à leur émancipation, participer à leur épanouissement. Mais de cela il n’a pas la mesure car son travail à distance, où il lui est interdit de rentrer en contact avec l’« apprenant », le prive d’une relation pédagogique qu’il pense justement indispensable à la réussite des élèves (...)

Nouveau Management public et maltraitance des enseignants

Le new management public est une forme d’organisation du travail qui importe dans la fonction publique des normes issues du secteur marchand où règnent la compétitivité, la concurrence, la rentabilité. (...)

Ils travaillent au rendement, à la chaine, comme l’avait rêvé Taylor il y a un siècle. Et quand la tâche est accomplie, ils seront mis sous pression pour l’accomplir désormais dans un temps plus bref. C’est le lean-management, entériné par la réforme du CNED de 2017 et que Marjorie déplore : « on a des quotas de copies à corriger mais si on les remplit alors on nous en rajoute. Celles par exemple des collègues qui sont absents et qui ne peuvent pas les corriger. A la fin c’est ingérable au niveau du temps ».

La qualité de leur travail n’est pas définie collectivement, à l’aune d’une culture partagée, d’un métier, mais au regard de « fiches qualité ». De véritable protocoles qu’il vaut mieux respecter si on ne veut pas se faire virer du dispositif poste adapté. C’est l’épée de Damoclès qui, au-dessus des têtes des enseignants du CNED les force à obéir à toutes les injonctions, dévitalisant le sens de leur travail par un management brutal qui rappelle ce qui a été vécu dans d’autres services publics. Le CNED a juste un temps d’avance par rapport aux autres secteurs de l’Education Nationale. (...)

Voilà donc qui sont les « profs rêvés de Blanquer » : des enseignants qui ne comptent pas leurs heures, qui passent leur temps à corriger sans avoir le droit de connaître leurs élèves, obéissent aveuglément à des protocoles conçus sans eux, tremblent devant leur hiérarchie et privilégient une relation de clientèle à la pédagogie.

Mais le CNED ne se contente pas de véhiculer une image d’un métier d’enseignant, c’est toute une vision des apprentissages qui est touchée (...)

apprentissage sur mesure : « un assistant virtuel intelligent pour les élèves » prône le CNED. Plus efficace qu’un humain puisque basé sur des « données » objectives : « Le CNED souhaite rendre ses parcours plus modulables, plus différenciés et plus individualisés avec le double objectif de répondre au besoin d’un dispositif de continuité pédagogique efficient » peut-on lire sur leur site internet. Et un directeur de site de rajouter : « Si des professeurs des écoles n’arrivent pas à assurer l’enseignement en cas de fermeture de classe, nous on sera en appui ». Il aurait pu rajouter que si l’Education Nationale peinait à recruter ou n’arrivait plus à assurer un nombre suffisant d’enseignants devant élèves, l’enseignement à distance prendrait le relai. C’est d’ailleurs l’un des « axes stratégiques » du contrat de performance : « Le CNED prépare un service national de remplacement de courte durée des enseignants absents dans les collèges et lycées ».

Nous assistons à la transformation d’une institution préalablement conçue pour compenser les impossibilités de l’école publique dans des cas très spécifiques et exceptionnels, en une institution soumise aux logiques de rentabilité et mobilisée pour préparer la néolibéralisation de l’école. Un projet qui se fait en silence sur le dos des enseignants les plus fragilisés mais aussi sur celui des élèves et étudiants privés de toute relation humaine et de la sociabilité qu’apporte l’école publique.