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Laurence de Cock : « L’enseignement de l’histoire est pris en étau »
Article mis en ligne le 27 avril 2019
dernière modification le 25 avril 2019

Historienne et enseignante, Laurence de Cock a fait paraître, en 2018, deux ouvrages : Sur l’enseignement de l’histoire et Dans la classe de l’homme blanc. Le premier proposait de penser cet enseignement par le bas, dans une perspective d’émancipation ; le second revenait sur la prise en charge du fait colonial dans les programmes scolaires depuis les années 1980. Elle est également l’une des fondatrices du collectif Aggiornamento, qui appelle à la mise en délibération collective et publique des questions scolaires, comme gage de vitalité démocratique, et à la reprise en main, par le corps enseignant, de leurs outils de travail. Nous en discutons avec elle.

(...) À un enfant qui découvre l’histoire enseignée à l’école (car il faut rappeler qu’ils l’ont déjà croisée hors de l’école), je dirais ceci : « L’histoire sur laquelle nous allons travailler ensemble va te permettre de regarder et de comprendre le monde autrement. Tu vas apprendre à repérer les traces du passé tout autour de toi, et il y en a partout. Comme un petit enquêteur ou une petite enquêtrice, tu auras envie de savoir qui a laissé ces traces et surtout pourquoi. Et, pour cela, tu seras obligé de remonter le temps, de trouver d’autres indices, de faire des suppositions, d’imaginer des réponses jusqu’à ce que tu trouves la preuve que ça n’a pas été autrement.

Alors tu comprendras pourquoi les Gaulois n’ont pas pu cohabiter avec les dinosaures et pourquoi tes grands-parents racontent des événements qui te paraissent si lointains tandis qu’ils ont l’impression que c’était hier. Car l’histoire c’est tous les "hier" des morts et des vivants, y compris les tiens. C’est tellement énorme qu’on est obligé de faire des choix et de sélectionner ce qui nous semble le plus important à retenir du passé. Et tout le monde ne retient pas les mêmes choses. Cela ne signifie pas toujours que certains ont tort et d’autres ont raison, mais qu’il faut au contraire partager et comparer nos choix. L’école a fait ses propres choix. Pendant longtemps, par exemple, on a cru que les Gaulois étaient les ancêtres des Français et que leur pays s’appelait la Gaule. Et c’est cette histoire qu’on apprenait aux enfants. Tu vas voir qu’aujourd’hui, grâce à la découverte de nouvelles traces, on ne pense plus ça du tout. »

Depuis la Révolution française, l’enseignement de l’histoire est associé à la construction d’une « identité nationale ». En s’appuyant sur des mythes, l’Histoire devait permettre l’intégration de tous les futurs citoyens de la République, quelles que soient leurs identités originelles. Il est dit partout que ce projet a échoué…

Il est vrai que ce projet a commencé à être théorisé sous la Révolution, en même temps que l’invention de la formule « Éducation nationale ». Mais c’est surtout au XIXe siècle qu’il a été mis en œuvre pour de bon. Pour cela, historiens universitaires et professionnels de l’éducation ont travaillé quasiment de concert, ce qui est assez rare pour être souligné. Les premiers ont cherché à écrire un récit historique de la France à la fois conforme aux avancées scientifiques (travail sur les sources et méthodes d’interprétation) et susceptible de donner une matrice commune à l’ensemble des Français. Il faut préciser certaines choses ici : au XIXe siècle, la France est une mosaïque culturelle où tous les enfants ne parlent pas les mêmes langues ; en outre, l’école publique, même si elle est en voie de généralisation (avant, donc, les lois Ferry de 1881-1882), ne scolarise pas l’ensemble des enfants, loin s’en faut ; enfin, le choix de programmes scolaires nationaux ne date que de 1867, sous le second Empire, date à laquelle apparaissent les premiers programmes d’histoire proprement dit. (...)

. Comme le disait l’un de ses principaux colporteurs entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, Ernest Lavisse, auteur de dizaines de manuels scolaires : « L’Histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur. » C’est à ce moment que l’enseignement de l’histoire se charge de finalités civiques et patriotiques que l’on pourrait rapprocher d’une logique d’intégration, puisqu’il s’agit bien de gommer les différences culturelles en fournissant une culture commune. (...)

L’école, et plus encore l’enseignement de l’histoire, sont aujourd’hui les otages autant de ceux qui lui attribuent une toute-puissance (lutter contre le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme) que de ceux qui en font l’antichambre du rejet de la France. Une heure d’histoire par semaine ne change pas le monde, ne résout pas les questions liées à l’intégration et ne remédie pas aux drames sociaux qui touchent aujourd’hui des milliers d’enfants. Quand on aura réussi à redonner à l’enseignement de l’histoire l’humilité dont il a besoin, on aura fait un grand pas. Alors on laissera les enseignants travailler, on ne fabriquera plus les programmes comme des projets politiques et culturels, et il sera peut-être possible de faire de l’histoire sans avoir systématiquement l’impression d’être missionné pour guérir les maux de la Terre. (...)

Ma conception du métier m’interdit de donner des recettes, même si on m’en demande souvent. J’ai cette conviction qu’enseigner est un acte très personnel, sans cesse rejoué dans le cadre de relations pédagogiques mouvantes, selon les élèves et les classes. De la sorte, c’est un métier fait de tâtonnements. Le pédagogue Célestin Freinet parlait de « tâtonnement expérimental ». (...)

C’est aussi le principe à la base d’un enseignement émancipateur, en histoire comme ailleurs. Précisons la définition : j’entends par « émancipation » un processus d’accompagnement visant à déjouer les rapports de domination, à acquérir une autonomie de pensée, critique, et surtout habitée par la nécessité du collectif. J’insiste là-dessus car le terme d’émancipation est aujourd’hui confisqué et galvaudé par le pouvoir pour en faire un pauvre projet de « libre entreprise de soi » au service de l’idéologie entrepreneuriale. Nous expliquons tout cela dans l’ouvrage collectif que j’ai coordonné avec Irène Pereira, Les Pédagogies critiques. Nous y rappelons également notre hostilité à toute forme de méthodes « clés en main » pour émanciper. Laissons cela au ministère et à ses officines privées. (...)

si vous racontez, même magistralement, à des élèves, comment telle ou telle connaissance historique a été construite, vous les faites entrer dans le laboratoire, vous « vendez la mèche » comme disait Bourdieu, et vous rendez vos élèves complices de l’enquête. L’appropriation critique n’est possible qu’à la condition de postuler que l’Histoire est une matière à penser. (...)

On se trouve, nous, enseignants, dans une situation de dépossession d’une expertise professionnelle au profit de personnalités ni mandatées, ni même capables d’argumenter autrement qu’en faisant appel à leurs souvenirs d’élèves ou leur actualité de parents. Du coup, il existe un décalage énorme entre les réalités du terrain et ce qui en ressort dans le discours public. L’enseignement de l’histoire est pris en étau entre des détournements politiques, des commandes morales et civiques infaisables, et surtout la circulation de fantasmes autour des disparitions de tel ou tel personnage ou de la chronologie des programmes scolaires — le tout dans une ambiance quasi eschatologique d’annonce de fin de la civilisation… Tout cela est un peu lourd, il faut bien l’avouer. Mon ouvrage sur l’enseignement de l’histoire est donc une opération de déminage par un retour au terrain et aux réalités routinières du métier, ce depuis la fin du XIXe siècle. J’y montre alors les pratiques quotidiennes, les doutes, les débats qui existent depuis le début sur ces enseignements et aussi la transformation progressive de cette matière en brûlot médiatique. (...)

L’histoire coloniale est une thématique enseignée depuis la fin du XIXe siècle au sein du roman national, et on comprend bien pourquoi : elle sert en effet l’idée d’une « grande nation française » qui a toujours cherché à exporter ses valeurs civilisationnelles. Pendant longtemps, cette histoire a occupé des pages entières de manuels scolaires (...)

C’est la décolonisation qui rompt avec ce schème. Il faut préciser, en effet, qu’on a enseigné l’inégalité des races jusqu’au milieu des années 1960 dans les manuels, surtout en géographie. Lorsque la décolonisation se produit, et surtout avec la guerre d’Algérie, la question de son enseignement se pose très rapidement. On en parle assez tôt, y compris avec le vocabulaire de « guerre » : je l’ai trouvé dans des manuels des années 1970 — au début des années 1980 également, chez certains éditeurs, on mentionne les massacres de Sétif, Charonne ou encore l’usage de la torture par l’armée française. (...)

La question devient sensible lorsqu’elle se noue avec celle de l’immigration coloniale, postcoloniale, et avec les enjeux mémoriels. À ce moment-là, l’institution scolaire commence à développer une certaine vigilance sur cette thématique particulière ; elle ne la supprime jamais mais va développer différentes stratégies conscientes ou non pour « refroidir » ce sujet chaud, comme dit ma directrice de thèse Françoise Lantheaume. Parmi ces stratégies, on peut mentionner le fait de reléguer en toute fin de programme l’expansion coloniale (les programmes ne sont jamais terminés), ou encore de proposer un choix entre plusieurs modèles de décolonisation (Algérie ou Inde), ou enfin de ne pas étudier la situation coloniale et de se cantonner à la colonisation et décolonisation, une manière d’évincer le problème de l’historicité indigène de cet événement. (...)

Je ne dirais donc pas que l’institution encourage aujourd’hui un rapport plus critique à la colonisation, je trouve au contraire qu’elle bascule vers une fausse « neutralité » qui consiste à mettre en équivalence les violences d’un côté et de l’autre, pour provoquer une sorte de compensation par la symétrie. C’est en réalité une manière de dépolitiser la question coloniale sous couvert d’objectivité. (...)

Les questions sensibles sont introduites dans les programmes pour de mauvaises raisons car on les sature de finalités civiques ou identitaires, comme si elles pouvaient régler à elles-seules les maux de la société. Ainsi, enseigner la Shoah permet de lutter contre l’antisémitisme, enseigner le fait religieux développe la tolérance religieuse et enseigner le fait colonial lutte contre le racisme… Ce serait merveilleux si ces équations fonctionnaient, n’est-ce pas ? Mais ça se saurait aussi ! Or elles sont enseignées depuis 30 ans sans grands résultats de cet ordre. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il faille les abandonner, mais cela montre que la corrélation entre l’apprentissage d’un fait historique et le comportement civique susceptible d’en découler est tout sauf évidente. Cela montre qu’il faut préalablement en revenir à la discipline historique elle-même et à son potentiel critique et émancipateur intrinsèque. (...)

les torrents d’insultes que Mathilde Larrère et moi recevons parfois sur les réseaux sociaux quand nous prenons la parole sur l’histoire coloniale. C’est systématique : « Ce sont nos morts », « Whitesplaining », « Aucun Blanc ne peut comprendre », etc. Pour ma part, je pose les choses de la manière suivante : d’abord, je considère que la colère et les critiques sont légitimes. Je constate qu’elles sont impossibles à contrer dès lors qu’elles se déploient puisque toutes nos paroles sont systématiquement délégitimées. J’ai tenté plusieurs fois d’argumenter, cela ne fait qu’empirer les choses : c’est inaudible. J’en tire la conclusion qu’elles doivent pouvoir se déployer, et tant pis si c’est sur nous que ça tombe. Nous sommes dans la séquence historique de réclamation d’un dû : celui de la prise de parole par les dominé·e·s ou de celles et ceux qui se sentent les dépositaires de leurs héritages. Je crois que cette séquence est nécessaire. Elle est justifiée par l’immense entreprise de dépossession de la parole des subalternes, en histoire comme ailleurs. Indéniablement, les travaux universitaires visibles, parce qu’ils sont encore majoritairement masculins, sont quasiment tous faits par des Blancs. Indéniablement aussi, les positions académiques sont tenues par des Blancs. Le monde académique n’échappe pas à ces dominations et discriminations structurelles. Et je ne parle même pas des travaux élaborés par des personnes non blanches et pillés allègrement. Je sais que cela existe : c’est pitoyable et révoltant.

En quoi ma prise de conscience d’être en situation de domination serait-elle moins utile que la certitude d’être dans le camp des dominés ? En réalité, l’important réside dans les capacités d’auto-analyse, c’est-à-dire dans l’honnêteté intellectuelle du chercheur ou de la chercheuse qui, préalablement à son travail, se demande d’où il tire et d’où il énonce ses analyses. Le combat est donc double : défendre la légitimité des travaux des personnes socialement dominées et se battre pour leur visibilité et reconnaissance ; mais aussi défendre une éthique de la recherche reposant sur le fait d’assumer (et de travailler avec) le caractère situé de son objet. (...)